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L'Amérique empêtrée

06 November 2006

A la veille des élections législatives, les États-Unis ressemblent à ce Gulliver empêtré que décrivait Stanley Hoffman après leur échec au Vietnam. À trois niveaux au moins, on touche aux limites de la puissance américaine. Sur le plan militaire, parce que l'échec est possible en Irak. Les 130 000 hommes déployés ne parviennent pas à stabiliser un pays qui plombe la liberté d'action de l'Amérique, alors que les 500 milliards de dollars (soit environ 400 milliards d'euros) de budget militaire (près de 60 % des dépenses mondiales) ne parviennent ni à vaincre le terrorisme ni à rendre le monde meilleur et plus sûr. Sur le plan de la légitimité internationale, parce que dans une très grande majorité de pays, bien au-delà du Moyen-Orient, l'image de l'Amérique est devenue négative. Son rôle est même perçu, par les opinions, comme un élément perturbateur de la sécurité internationale. Sur le plan diplomatique enfin, parce que l'Amérique ne fait plus ni rêver ni trembler. La valeur dissuasive, ou persuasive, de la puissance américaine est mise à mal, qu'il s'agisse d'empêcher la prolifération nucléaire, d'imposer un processus de paix israélo-palestinien, ou d'exercer le leadership d'un Occident sceptique et désorienté. Comment en est-on arrivé là, alors qu'il y a à peine cinq ans les États-Unis pouvaient légitimement revendiquer le statut de seule superpuissance mondiale ? La première explication tient au mantra idéologique des néoconservateurs : survalorisation de l'outil militaire pour changer le monde, promotion de la démocratie érigée en dogme, déformation des réalités, ignorance des sociétés, illusion de l'omnipotence solitaire. La deuxième raison est bien la guerre en Irak, incarnation directe de cette doctrine stratégique. Or, après trois ans de chaos, cette guerre se révèle aujourd'hui pour ce qu'elle était dès l'origine : une erreur historique, le risque d'une déstabilisation majeure de tout le Moyen-Orient, dont le résultat n'est ni l'essor de la démocratie ni l'émergence d'une dynamique de paix, mais plutôt la montée du terrorisme, la radicalisation des sociétés, l'affirmation de l'Iran comme puissance régionale. Vue d'Europe, la crise de la puissance américaine est une très mauvaise nouvelle. Folie serait que de s'en réjouir ! D'abord parce que la déstabilisation du Moyen-Orient est en soi un sujet d'inquiétude. Ensuite, parce que la coïncidence d'une vraie dépression politique européenne et d'un affaiblissement durable de l'Amérique n'est pas, a priori, l'équation idéale pour gérer les crises de la planète. Enfin, parce que la crise affecte tous les éléments de la puissance américaine sauf, précisément, le coeur même de leur vision du monde. L'idée, simple et fausse, que celui-ci repose désormais sur l'affrontement binaire entre le camp des démocraties d'un côté et le camp des extrémistes de l'autre, n'est pas en effet l'apanage des néoconservateurs. Nombre de démocrates américains partagent cette vision d'un monde de nouveau bipolaire. Et nombreux sont les États (Iran, Corée du Nord, Venezuela), ou les groupes islamistes radicaux, qui ont tout intérêt à valider cette idéologie d'une confrontation planétaire. Il faudra bien plus qu'une élection au Congrès pour durablement inverser la donne. Bien plus peut-être qu'un changement de président américain. D'ores et déjà, si l'on doute ou redoute que la complexité d'un monde globalisé puisse être passible d'une telle simplification idéologique, il faudrait surtout que les Européens se décident à sortir de leur silence.