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La politique européenne de la terre brûlée Sauver l'Union

17 February 2003

La gravité de la crise européenne et transatlantique ne tient pas tant aux injures et ressentiments réciproques, qui se propagent pourtant comme une traînée de poudre, qu'à la conjonction de deux mouvements ravageurs : une Amérique sans mémoire, une Europe sans vision. Du côté de l'administration Bush, la stratégie fut systématiquement, depuis le 11 septembre 2001, de jouer librement sur toute une gamme de relations bilatérales et de coalitions ad hoc, quitte à carboniser au passage les alliances et les institutions européennes pourtant patiemment construites par eux-mêmes depuis plus de cinquante ans. L'offensive contre la Cour pénale internationale, en 2002, restera à cet égard exemplaire. Or en jouant le bilatéral en Europe, ils ne pouvaient que récolter la division des Européens, et donc l'éclatement conjugué de l'OTAN et de l'Union. Qu'un certain discours américain se permette d'injurier, de marginaliser ou de menacer de représailles le couple franco-allemand est non seulement incompréhensible : c'est une faute grave et une insulte à l'histoire collective de tous les Européens. La seconde erreur américaine fut d'antagoniser tout aussi systématiquement leurs relations avec les alliés. Le « qui n'est pas avec nous est contre nous » aurait du être impensable au sein de l'Alliance atlantique : or il en est devenu le fondement. Ce ne sont donc pas les désaccords entre les Etats qui sont en train de tuer l'OTAN : c'est l'interdiction du désaccord qui est, par sa violence même, meurtrière. Et suicidaire aussi pour l'Amérique : remplacer un leadership de conviction par un principe d'autorité idéologique laisse mal augurer de la solidité des nouvelles alliances que Washington est en train de créer. Du côté européen, ce n'est pas le déficit de mémoire qui s'avère destructeur : c'est au contraire le trop plein de ressentiments et de règlements de comptes différés, joints aux sentiments de panique multiformes devant les perspectives doublement désastreuses de conflit en Irak ou de conflit avec les Etats-Unis. Comme si cinquante ans de construction européenne, de solidarité partagée à 15, n'avaient créé d'autres réflexes collectifs que cette course désordonnée au chacun pour soi. Ce n'est pas l'Irak qui divise en effet les Européens - il n'y a eu à ce jour aucune discussion sérieuse à 15 ni sur la menace irakienne ni sur les conséquences d'une guerre en Irak - c'est leur rapport à l'Amérique du XXI° siècle, dans un imaginaire politique du XIX°. L'idée qu'ensemble et unies les vielles nations européennes pourraient avoir un rôle stabilisateur dans les affaires du monde n'est tout simplement pas (encore) inscrite dans cet horizon-là. Des deux côtés surtout, un déficit béant de responsabilité historique. Il est déjà navrant de voir les responsables et les médias des plus grandes démocraties du monde rivaliser dans la production de sophismes les plus absurdes : que la seule façon de sauver le rôle de l'ONU et du Conseil de sécurité est que chacun y épouse toujours les positions américaines ; que le seul critère de positionnement sur une crise internationale est la relation transatlantique, à l'exclusion de tout autre facteur de complexité tel la construction européenne, la stabilité du Moyen Orient, l'adhésion des opinions publiques démocratiques etc. Qu'être contre la guerre aujourd'hui c'est être l'ennemi de l'Amérique. Que l'on pourrait reconstruire une Europe atlantique en contournant la France et l'Allemagne ; qu'à l'inverse, on pourrait refonder l'Union politique de l'Europe sur la base du seul axe Paris-Bruxelles-Berlin, etc. Mais, au-delà de ces sornettes, il est surtout tragique de voir l'ONU, l'OTAN, l'Union européenne affronter la crise existentielle la plus grave de leur histoire, pour un enjeu que personne ne parvient véritablement à définir. Il n'est pas difficile en effet de dérouler le fil du pire qui pourrait être devant nous, ne serait-ce que pour l'Union elle-même : les parlements nationaux, et le parlement européen pour ce qui le concerne, ratifieront-ils les processus d'élargissements comme si de rien n'était, voteront-ils les budgets d'aide à la reconstruction éventuelle de l'Irak, sans parler des autres financements extraordinaires éventuellement nécessaires ? Le tout dans le respect du Pacte de stabilité constitutif de l'euro ? Sauvera-t-on les acquis communautaires sur fond de déchirement politique des Etats ? La vérité de cette crise, c'est que l'enjeu, pour l'avenir de l'Union, dépasse largement la seule question de la politique étrangère européenne, commune ou pas. L'Union est un tout : tout sera sauvé ensemble ou massacré ensemble. Que la logique de guerre soit d'ores et déjà décidée à Washington, sans doute. Mais que les Européens adoptent pour eux mêmes une telle politique de la terre brûlée et déclenchent, par leurs divisions, l'atomisation de leur propre planète européenne ne peut pas être une fatalité. Messieurs les chefs d'Etat et de gouvernement, la crise irakienne vaut-elle une telle déroute européenne ?