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Vrai et faux débats transatlantiques

19 May 2003

Un étrange tour de passe-passe est en train de modifier le débat transatlantique : ce n'est plus la question de l'ordre international, du rôle du droit, de la légitimité de l'usage de la force qui est au cœur des débats ; c'est désormais la question de la légitimité de l'Union européenne comme acteur politique. Ce n'est plus la pratique américaine à l'égard des règles du multilatéralisme qui suscite débats et réflexions, adhésions ou critiques. C'est la volonté exprimée par certains Européens de maintenir le cap et l'ambition d'une puissance politique de l'Europe qui est passée au scalpel - unanimement critique - des débats transatlantiques. Et à travers les accusations ou les menaces de punition à l'encontre de la France, nul ne fait mystère que c'est bien le procès d'une certaine idée de l'Europe qui est désormais ouvert.
Depuis l'origine de la construction européenne, les Européens ont toujours eu différentes visions du rôle de l'Union, différents degrés d'ambition politique, des interprétations très variables de la notion d'autonomie européenne et du type de relations à construire avec les Etats-Unis d'Amérique. Depuis l'origine également, ce sont la France et la Grande-Bretagne qui ont incarné les deux visions les plus extrêmes de l'omnipotence ou de l'inexistence d'une Europe politique. Aucun de ces modèles n'a bien évidemment prévalu dans la réalité hybride de l'intégration européenne, mais aucun n'était a priori illégitime et frappé d'interdit. Or c'est le principe même de cette dualité européenne qui est aujourd'hui remis en cause.
Que quatre chefs d'Etat européens manifestent publiquement leur intention de se réunir pour tenter de faire avancer l'idée d'une défense européenne, cela devient un « gang des quatre » cherchant à diviser ou concurrencer l'alliance atlantique. Personne n'ose se souvenir que la déclaration de Saint Malo ne postulait rien d'autre : « L'Union doit avoir une capacité autonome d'action, appuyée sur des forces militaires crédibles (...) moyens européens pré-identifiés au sein du pilier européen de l'OTAN ou moyens nationaux et multinationaux extérieurs au cadre de l'OTAN ». Que, quelques jours plus tard, les Etats-Unis convoquent de façon confidentielle seize pays, à Londres, pour discuter d'une stabilisation militaire de l'Irak, et personne cette fois ne songe à y voir une tentative de division européenne ou atlantique.
Nul doute que cette anathème désormais placée sur toute ambition collective de l'Europe est aussi un hommage indirect à la puissance virtuelle de l'Union. Qu'une construction politique de 25 Etats, représentant un demi-milliard de citoyens démocratiques, prospères, éduqués, puisse influer sur le cours de la planète est une évidence sans doute davantage prise aux sérieux en Amérique qu'en Europe elle-même. Mais pourquoi l'Amérique craindrait-elle un tel partenaire ? Pourquoi nombre d'Européens supposent-ils de même que l'unité de l'Europe implique a priori une contestation virtuelle de l'Amérique ? Ne partageraient-elles pas les mêmes valeurs, les mêmes intérêts pour une stabilité internationale prévisible et contrôlable ? Si tel est le cas, pourquoi tant d'inquiétude ?
Il y a du sophisme à croire ou à faire croire à l'antagonisme existentiel de l'Europe et de l'Amérique. La quête d'une autonomie européenne n'est pas un acte d'hostilité contre l'Amérique, c'est un acte de maturité au sein de l'Union elle-même. Le droit à la différence n'est pas une hérésie contre la pensée américaine, c'est juste l'expression du droit à la démocratie au sein d'une Alliance atlantique. De même que les Français ont mis du temps à comprendre que les Européens ne pensent pas tous comme des Français, de même les Etats-Unis devront admettre que les Européens peuvent avoir parfois une identité différente de la leur. On comprend mal d'ailleurs comment une Amérique si désireuse de changer le statu quo au Moyen Orient et dans le Golfe se révèle en même temps si obsédée par le maintien du maximum de statu quo politique entre l'Europe et les Etats-Unis.
A moins que le retour du débat sur la légitimité ou non d'une autonomie européenne ne soit aussi autre chose : une interrogation larvée sur les évolutions propres de la puissance américaine. Entre le discours français sur les vertus de la multipolarité et le plaidoyer britannique pour un pôle de puissance unique mais influençable, il y a très certainement une différence de vision quant à l'avenir de l'Europe, mais peut-être aussi un même degré de perplexité sur les nouvelles options américaines. Toutefois, à choisir toutes deux des visions radicales d'opposition ou d'acceptation, il y a fort à parier que la France et la Grande-Bretagne échoueront ensemble à rallier la majorité des Européens. De même que les années soixante n'ont vu l'émergence ni d'une Europe européenne, ni d'une Europe atlantique, de même la réalité de l'intégration européenne produira-t-elle, quarante ans plus tard, une Union qui ne sera, dans l'exercice de sa puissance extérieure, ni l'adversaire ni le valet de la puissance américaine. Et cette différence là est seule vertu.
Mais revenons au vrai débat : celui du système international dans lequel nous ont fait entrer les attentats du 11 septembre et que les Etats-Unis ont décidé de façonner selon les règles et les critères de la seule puissance américaine. La question est simple : la sécurité internationale sera-t-elle mieux assurée si le principe dominant les relations internationales est celui du droit du plus fort, fût-il aussi, pour l'instant, le plus démocratique ? Vu la diversité culturelle et humaine que représentent les six milliards d'individus regroupés sur cette planète, ne serait-il pas plus avisé de négocier ensemble des règles et des principes d'action, régissant la paix et la guerre et donc la vie et la mort, qui soient plus adaptés à la biodiversité du monde ?
Le système des Nations unies et la Charte du même nom ne sont ni des temples ni des bibles intangibles : adapter le droit international et le Conseil de Sécurité aux nouvelles donnes géopolitiques, notamment aux nouvelles menaces terroristes, devrait devenir un objectif commun souhaitable et salutaire. Or seule l'Union européenne peut convaincre l'Amérique de l'immense valeur ajoutée du droit pour la légitimité même de la puissance américaine. Mais l'exercice est si difficile que la plupart des Occidentaux préfèrent fermer les yeux sur le chaos actuel, refouler valeurs et principes, et se disputer sur les différents préfixes (uni-multi-pluri-nulli- polaire ) de la nouvelle physique des puissances.