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Violence politique et paix dans le monde arabe

02 November 2010
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Que sont devenues les représentations liées à la problématique de l’État postcolonial et à ses défis dans le domaine de la sécurité ? Comment ont évolué les différentes conceptions et doctrines en la matière dans les pays arabes ? Que reste-t-il des représentations relatives à la sécurité qui avaient prévalu dans le monde arabe au cours des décennies précédentes ? Quel est le concept de sécurité qui a cours aujourd’hui dans la région ?

La présente recherche tente d’examiner les représentations, les conceptions, les approches, les corpus d’idées présentant des aspects doctrinaux, mais aussi des attitudes, des comportements et des pratiques relatifs à la question de la sécurité dans l’aire géographique arabe.

Nous ne nous proposons pas ici de dresser un panorama des doctrines militaires ou de défense actuelles dans cette région du monde, ou d’analyser les opinions ou conceptions opérationnelles des états-majors sur des questions de défense ou de guerre.

Notre objectif n’est pas de procéder à un nouvel exercice d’expertise sur l’état des forces, un relevé des forces préparées (déploiement des hommes, nature et positionnement des équipements, des édifices stratégiques et tactiques, des plans de campagne) afin de faire face à des dangers éventuels. Il ne s’agit pas non plus de mesurer leur disponibilité et leur capacité à influencer les politiques de puissance à l’œuvre dans cet espace.

Une autre problématique, celle de la « réforme du secteur de sécurité », est particulièrement d’actualité aujourd’hui aussi bien dans les écrits que dans la pratique, mais elle n’est pas au cœur de notre étude.

La sécurité du point de vue de ses interactions avec la recherche d’armes absolues ou de destruction massive ne retiendra pas notre attention non plus. La question jadis cruciale de la recherche d’armes absolues a été laissée de côté ici non seulement parce qu’elle paraît trop spécifique, mais aussi parce que, suite au renoncement de la Libye à ses projets de fabrication d’armes de destruction massive, elle ne semble plus d’actualité ni dans les agendas des pouvoirs en place ni dans les débats publics. Cela étant, bien que de nombreux États de la région prennent leurs distances par rapport à de telles armes, le rapport à la problématique de l’arme absolue n’a pas pour autant disparu.

L’idée est ici de dégager le profil général et les aspects saillants de la sécurité et des questions connexes dans le monde arabe d’aujourd’hui, d’en expliquer les causes, d’en éclairer le sens, et d’en mesurer la portée. Ce niveau d’observation du monde arabe permet un meilleur éclairage des États et des sociétés arabes à l’heure actuelle en révélant ses réalités, ses évolutions, ses dynamiques et ses inhibitions, ses craintes et ses attentes, ses aspirations et ses projections. L’objectif est ici d’analyser aussi bien les approches des États que les mouvements d’opposition armés ayant un impact sur le cours des événements dans la région.

La relation entre sécurité et menace, évidente et forte tout au long de la Guerre froide, a paru s’atténuer avec la fin de celle-ci. Au cours de cette phase transitoire, l’insécurité a semblé prévaloir sans qu’il fût possible de déterminer les menaces, avec une tendance marquée à voir des menaces partout[1]. Aujourd’hui, par rapport au tournant de la fin de la Guerre froide, l’indétermination s’est réduite, des éléments de définition se sont précisés, les menaces portent des noms. Les définitions de la sécurité sont diverses. Aussi larges soient-elles, elles s’articulent autour des aspects militaires et des menaces internes. Mais la problématique de la sécurité est telle aujourd’hui qu’il est difficile de dégager des approches universelles, sur lesquelles il pourrait y avoir unanimité.

Force est également de constater que, dans le concept de sécurité qui semble prévaloir actuellement, certains aspects classiques (guerres de frontières, conflits idéologiques) sont, par la force des choses, devenus quelque peu désuets. L’importance de la lutte contre le terrorisme, de nouveaux contenus de la sécurité au niveau des représentations et des pratiques, et de nouvelles typologies s’imposent désormais à l’analyse.

Pour tenter de cerner la culture sécuritaire dans le monde arabe, il faut prendre en compte des catégories apparemment hétérogènes, mais qui permettent de situer les discours, les pratiques et la culture diffuse dans la région sur les questions de sécurité et de recours à la violence armée. Une telle recherche impose tantôt d’esquisser le profil général ou les aspects saillants des principaux comportements à cet égard ainsi que les principales catégories de concepts et de situations sécuritaires significatives et, à partir de là, de tenter de définir le comportement sécuritaire moyen ou, à défaut, les attitudes les plus représentatives… Tantôt, elle renvoie aux modes de gouvernance, à la sociologie politique du champ de la sécurité, aux pratiques de groupes. Il est parfois difficile d’éviter d’entreprendre une sorte de sociologie de la mondialisation sécuritaire, de distinguer entre les démarches, comme par exemple, entre les asymétries conventionnelles et les asymétries radicales, le type d’urbanisation des violences, la guerre des positions et la guerre de mouvement dans le contexte particulier de la fin du XXe siècle et le début du XXIe au Proche-Orient.

Concernant les définitions et les clarifications conceptuelles, notamment pour des mots clés tels que sécurité, sécurité nationale arabe, sécurité traditionnelle, hard security, comprehensive security, sécuritisation/désécuritisation, civilianisation, guerre, violence, non-violence, etc., nous poursuivons ici une réflexion sur le discours stratégique arabe qui avait commencé à la veille de la fin de la Guerre froide[2] ; notre étude porte donc sur la période qui s’étend des années 1990 à la première décennie du XXIe siècle.

Il est clair que la thématique de la sécurité est étroitement imbriquée avec de nombreuses questions – État, acteurs étatiques, élites étatiques, forces politiques, mouvements politiques, société, société civile, économie, culture – et que les corrélations doivent être clarifiées. Mais pour saisir de manière satisfaisante les attitudes les plus importantes en matière de sécurité, il importe que l’analyse ne soit pas surchargée de notions corollaires, qui risqueraient de diluer le débat. Ainsi, une analyse de l’interaction entre, d’une part, les perceptions individuelles et, de l’autre, les tendances, les traditions idéologiques et les cultures de sécurité consoliderait la démarche adoptée ici, mais elle demanderait des enquêtes de terrain, des techniques d’investigation sur les représentations et des discours qui sortent du cadre général de notre étude.

Il convient de rappeler que notre objectif est de décrire les perceptions actuelles dans la région sur les questions sécuritaires, et non d’en présenter une vision particulière. Il s’agit de les décrypter, car elles ne sont pas toujours très visibles, d’en tenir compte dans la mesure où elles font partie de la réalité, et non de les approcher à travers la vision de ceux qui d’une manière ou d’une autre les interprètent, les soumettent à leurs propres grilles de lecture et, parfois, à leurs partis-pris. Autrement dit, d’examiner les perceptions de la menace et non les menaces elles-mêmes. Le présent travail repose sur un choix méthodologique clair : s’appuyer autant que possible sur les idées des acteurs des pays concernés, qu’ils soient au pouvoir ou dans les oppositions.

L’attention doit aujourd’hui se porter sur des dimensions significatives : l’ancien concept de « sécurité nationale arabe », que l’on croyait définitivement condamné après la disparition progressive des régimes d’obédience nationaliste arabe, perdure, voire même se renouvelle (voir chapitre 1), tandis que la sécurité des États dits de la confrontation ne concerne plus désormais que la Syrie et le Liban. Qu’en est-il des États qui étaient autrefois dans des postures de conflit avec Israël, comme l’Égypte et la Jordanie, et qui semblent vouloir une normalisation des relations ? Se seraient-ils repliés sur d’autres visions de la sécurité ?

Bien que de nombreux acteurs de la région aient pris leurs distances vis-à-vis du conflit israélo-arabe, le déficit de sécurité et les préoccupations dans ce domaine n’ont pas pour autant disparu. Il y a à cet égard deux types de démarche : ceux qui renouent avec l’obsession d’une puissance régionale autre qu’Israël, présentant l’Iran comme une nouvelle source de craintes, de menaces, d’élaborations stratégiques, de positionnements, de calculs et de manœuvres ; et ceux qui ne craignent pas les jeux de puissances régionales, mais ont des préoccupations sécuritaires proprement internes. Cela étant, existe-t-il « un comportement sécuritaire moyen » reflétant la situation générale des États, qui sont objectivement, pour des raisons liées à la géographie ou à leur rôle sécuritaire, soustraits du conflit principal de la région, des États qui ne sont pas ou ne sont plus des États de la confrontation, mais des États ordinaires, confrontés à des problèmes ordinaires, et relativement dissociés du conflit israélo-palestinien (chapitre 2) ?

Cependant, à cette quête d’asymétrie de la part d’États disposant de forces régulières, classiques, en termes d’équipements militaires et de préparation de leurs forces[3] s’oppose un autre type d’asymétrie que recherchent, parfois avec succès, les acteurs en posture de résistance, et qui demeurent, État dans l’État, des projets d’États, des États alternatifs, fonctionnant eux-mêmes en réalité comme de petits États, qui sont apparentés aux structures étatiques (organisations politico-militaires, milices, etc.). Les représentations de la sécurité selon chacun des trois mouvements armés palestinien, libanais et irakien constituent des maillons déterminants du paysage sécuritaire de la région (chapitre 3). Un traitement particulier doit cependant être réservé à la guerre urbaine, qui devient la figure centrale de la guerre dans la région (chapitre 4).

Un troisième type d’asymétrie s’est imposé au cours de la dernière phase, même si le phénomène qui la porte, le terrorisme, présente des dimensions à la fois nationale et transnationale. Cette asymétrie radicale, aujourd’hui largement islamiste, use de la violence à des fins politiques et elle est qualifiée de « terroriste », lorsque des civils sont pris pour cibles, voire même lorsqu’ils ne le sont pas. Elle sort du concept de sécurité traditionnel connu jusqu’ici, mais en constitue aujourd’hui une dimension sécuritaire majeure. Le terrorisme a profondément bouleversé les approches habituelles et engendré une nouvelle culture sécuritaire (chapitre 3).

Mais un large mouvement se développe aujourd’hui, avec un engouement croissant pour ce que l’on appelle la sécurité humaine, qui vient se greffer dans la région à l’incontournable « sécurité nationale arabe » (chapitre 6).

[1] Voir Abdallah Saaf, « Le discours stratégique arabe. Constantes et variations », IEEI, Cahiers du Lumiar, Lisbonne, 1994, 39p.

[2] Ibid.

[3] Par exemple, un pays n’ayant pas les ressources nécessaires, notamment financières, pour se doter de matériels militaires sophistiqués comme son voisin plus riche, tente de trouver des substituts et des compensations à son déficit de puissance de feu : la fameuse tendance « au déséquilibre conflictuel » dégagée par Hans Morgenthau. Voir par exemple Moussa Hormat-Allah, Chroniques sahariennes. Les enjeux géopolitiques et géostratégiques du conflit du Sahara, Mils, Casablanca, 2004, 318p.