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A quoi sert le « Grand Moyen-Orient » ?

10 February 2004

Du Maroc à l'Afghanistan, tout inventaire de la situation - un an après le début de la guerre en Irak - risque d'être comme de coutume complexe, ambigu, pire pour les uns, meilleur pour les autres, à l'exception de deux évidences : la détérioration continue du conflit israélo-palestinien d'une part ; l'extrême difficulté du « state building » en Irak, de l'autre.
Simultanément, on ne peut être que frappé par l'extraordinaire créativité des communicateurs américains et la capacité collective de l'Amérique à produire sans cesse de nouveaux concepts. La notion de « Grand Moyen-Orient » est en effet devenue en quelques mois l'un des nouveaux leitmotiv de la pensée stratégique américaine, après ou avec la « guerre au terrorisme » ou le « regime change ». Le président Bush, dans son discours sur l'état de l'Union, devait ainsi en expliquer les fondements : « Tant que le Moyen-Orient restera un lieu de tyrannie, de désespoir et de colère, il continuera de produire des hommes et des mouvements qui menacent la sécurité des Etats-Unis et de nos amis. Aussi l'Amérique poursuit-elle une stratégie avancée de liberté dans le Grand Moyen-Orient ».
Quelles sont les fonctions de ce concept et correspond-t-il à une réalité nouvelle créée par les effets de la guerre en Irak ? Autant de questions préalables indispensables à toute réflexion européenne sérieuse à l'égard du monde arabo-musulman.
Le thème du « Grand Moyen-Orient » remplit simultanément trois fonctions : unification de la stratégie américaine, simplification des problèmes de la région, diversion par rapport au conflit israélo-palestinien. Le « Grand Moyen-Orient » apparaît en effet, dans le discours américain, comme la traduction géographique du triptyque stratégique avancé avant la guerre en Irak : terrorisme, prolifération, tyrannie. Mais ce n'est plus la menace qui est mise en avant, c'est sa zone d'expérimentation et d'application ; ce n'est plus la politique qui sert de grille d'analyse aux problèmes de la région, c'est la géographie qui permet d'escamoter les racines politiques des crises.
C'est bien évidemment la centralité du conflit israélo-palestinien qui est vouée à disparaître au travers de ce nouveau concept, aussi bien dans la politique américaine que pour la définition des enjeux stratégiques de la région. La démocratie, le sida, les réformes, la reconstruction, la lutte contre le terrorisme deviennent des enjeux globaux d'un terrain artificiellement unifié, permettant d'escamoter la construction de murs réels et de dépolitiser, au nom même du combat pour la démocratie, l'ensemble des conflits de la région.
Epousant plus ou moins la carte du terrorisme international, la notion de « Grand Moyen-Orient » permet aussi de recentrer la stratégie américaine dans la zone sur la défense et promotion de la démocratie. Tirant les leçons de l'Irak, le discours américain déplace en effet la justification de la guerre, escamotant l'argument du terrorisme (non prouvé) et de la prolifération irakienne (non trouvée), au profit de la guerre (réussie) contre la tyrannie. A ce titre, le terme de « Grand Moyen-Orient » doit être mis en relation avec deux autres concepts très présents dans la pensée stratégique américaine : celui du « clash des civilisations » - naguère théorisé par Samuel Huntington - et celui du « domino démocratique » - théorisé cette fois par les stratèges de la guerre en Irak. Tous deux supposaient une certaine unification du monde arabo-musulman, le premier en mettant l'accent sur une menace potentielle, le second en promettant une possible solution. Le « Grand Moyen-Orient » synthétise les deux approches parce que c'est sur cette zone que la double mission de l'Amérique peut se réaliser : suppression de la menace par l'extension de la démocratie.
Dans la pratique, c'est donc l'Irak, et non le conflit israélo-palestinien, qui se retrouve en position de pivot pour l'ensemble du « Grand Moyen-Orient ». Or, selon que l'on a cru ou non à la théorie du domino démocratique à partir de l'Irak, l'on croira ou non à la théorie inverse du risque de déstabilisation générale à partir de l'Irak. Et l'on s'impliquera plus ou moins dans la stabilisation irakienne au détriment des autres priorités régionales. Il est donc peu probable que le thème du « Grand Moyen-Orient » - trop ambigu, trop simple, trop apolitique - permette de réconcilier les pays qui s'étaient divisés sur la guerre irakienne, surtout si la question israélo-palestinienne devait en faire les frais.
D'autant que les contradictions ne manquent pas : comment concilier l'objectif de révolutions politiques intérieures et celui de stabilité régionale ? Peut-on ignorer la possibilité que des processus démocratiques conduisent à des régimes autoritaires anti-occidentaux ? Jusqu'où faut-il déstabiliser des régimes qui sont aussi des alliés clés dans la lutte anti-terroriste ? Surtout, peut-on nier les spécificités nationales au sein d'une zone prétendument unifiée par des problèmes communs et ignorer simultanément le bien fondé de solutions globales multilatérales ?
D'un point de vue européen, si la notion de « Grand Moyen-Orient » doit donc avoir un sens et un avenir, alors elle doit au moins servir à légitimer des cadres multilatéraux de pacification de la région : le processus de Barcelone, s'agissant notamment de l'objectif de développement-démocratisation de la région ; l'idée d'une conférence internationale sur le Proche-Orient et d'une conférence internationale sur l'Irak, impliquant tous les pays voisins - s'agissant de l'objectif de sécurité. C'est d'ailleurs au sein de ces cadres multilatéraux de sécurité que l'implication de l'OTAN et/ou de l'Union européenne pourrait avoir un sens, comme garants des éventuels accords mutuellement agréés.