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L'Europe entre Mars et Vénus

23 December 2003

Par ces temps de troubles transatlantiques et d'imbroglios institutionnels à la CIG, l'adoption prochaine par les chefs d'Etat européens d'une stratégie de sécurité commune mérite d'être saluée. Sous l'égide de Javier Solana, les empoignades récentes entre les vingt-cinq sur la stratégie américaine de frappes préemptives, la légalité de l'usage de la force, l'intervention militaire en Irak, se sont transmuées en quelques mois et quelques pages en une véritable vision européenne commune du monde et du rôle de l'Union dans le monde. Si la crise irakienne doit donc avoir un mérite, ce sera au moins d'avoir permis à l'Union d'enterrer l'un de ses plus vieux tabous et de promouvoir sa propre conception de la sécurité internationale, de façon collective, consensuelle, autonome, bref européenne. On en retiendra au moins les quatre conclusions suivantes :
- L'Europe comme pure puissance civile est morte. Le grand débat des années 1980 sur « l'Europe puissance civile ou puissance militaire » semble définitivement révolu : personne ne conteste plus la nécessité pour l'Union d'agir sur l'ensemble de l'environnement international, comme un acteur global mobilisant toutes les ressources, y compris militaires, de l'action extérieure. Avec un quart du PNB mondial et près d'un demi-milliard de citoyens démocratiques, l'Union européenne est inévitablement un acteur mondial. « Elle doit être prête à assumer sa part dans la responsabilité de la sécurité internationale et de la construction d'un monde meilleur.»
- Toutefois, c'est un modèle de puissance sui generis que propose l'Union européenne. Il existe en effet un consensus européen manifeste pour considérer la puissance militaire comme l'un des éléments, parmi d'autres, de l'action internationale des Etats, et non le seul ni le premier. « Contrairement à la menace massive et visible du temps de la guerre froide, aucune des menaces actuelles n'est purement militaire et ne peut être contrée par des moyens purement militaires ». C'est la raison pour laquelle cette stratégie de sécurité de l'Union ne saurait être réductible à une doctrine militaire d'intervention. Même si le texte en appelle au développement des capacités disponibles, il est clair que l'objectif n'est pas de façonner l'Union sur le modèle de puissance véhiculé par les Etats-Unis. Ni puissance civile, ni puissance militariste, c'est donc entre ces deux extrêmes de Venus et Mars, naguère caricaturés par M. Kagan, que l'Union développe sa propre stratégie d'intervention à l'égard des menaces et des crises internationales.
- La mondialisation exige une approche globale des défis de sécurité. Dans la vision européenne, les racines socio-économiques des menaces sont inséparables de leurs aspects directement violents ou militaires - qu'il s'agisse du terrorisme international ou de la prolifération des armes de destruction massive. Et ce qui est vrai pour l'analyse de la menace l'est aussi au regard des réponses nécessaires : la solution politique des conflits régionaux - et notamment le conflit israélo-palestinien - l'aide au développement, le soutien aux forces démocratiques et réformatrices dans toutes les zones de crises, font partie de la panoplie d'instruments disponibles au même titre que les moyens de coercition militaires.
- Engagement préventif et multiforme très en amont des crises et construction d'un multilatéralisme efficace, tels sont donc les deux piliers de la stratégie de sécurité européenne. Agir avant que les crises n'éclatent, rappeler la responsabilité première du Conseil de sécurité des Nations unies pour le maintien de la paix et de la sécurité, œuvrer pour la défense et le développement du droit international, ces principes de base, qui fondent d'ailleurs depuis toujours l'action extérieure de l'Union, sont désormais formalisés au plus haut niveau de consensus.
Est-ce à dire que la stratégie de sécurité européenne est aux antipodes de la stratégie américaine ? Pas si simple. Il est clair que les Européens ne partagent ni l'idéologie américaine des « Etats-voyous » et de « l'axe du mal » - le texte situe d'ailleurs le Mal plutôt dans le passé, dans les totalitarismes et les génocides du XX° siècle européen - ni l'obsession technologico-militaire des Etats-Unis quand il s'agit de répondre aux menaces nouvelles, ni bien évidemment la méfiance à l'égard des institutions multilatérales disponibles, ONU en tête. En revanche, quand il s'agit d'identifier l'agenda stratégique des prochaines décennies, les priorités sont largement identiques : le terrorisme international, la prolifération des armes de destruction massive sont au premier rang des inquiétudes stratégiques européennes. De même, les Européens n'ignorent pas que les professions de foi multilatérales sont insuffisantes face à des Etats perturbateurs ou en rupture du droit international : pour être efficace, le système multilatéral doit donc voir renforcés ses moyens de sanction et de coercition à l'égard des contrevenants de tous bords. Le conservatisme européen sur les principes - par exemple que la sécurité internationale suppose un ordre fondé sur des règles négociées pour tous et par tous - n'interdit donc nul pragmatisme sur la nécessaire évolution du droit international face aux menaces nouvelles. Mais les Européens ne franchissent jamais la ligne rouge où la règle deviendrait exceptionnelle et l'exception le fondement d'une nouvelle pratique internationale.
Alliés mais différents, tels se définissent donc les Européens. Tels ils se conduisent d'ailleurs : ainsi dans la crise iranienne, à partir de l'objectif commun d'empêcher l'avènement d'un Iran nucléaire, la méthode choisie par les Européens se distingue radicalement, avec d'ailleurs un certain succès à ce jour, des méthodes américaines. Les Etats-Unis en prendront-ils ombrage ou en tireront-ils des leçons ? Alors que la stratégie américaine bute tous les jours un peu plus sur la tragique complexité du réel irakien, seront-ils sensibles à la valeur normative générale de l'approche stratégique définie par les Européens ? La réponse dépendra moins de la capacité d'introspection ou d'auto-critique des dirigeants américains que de la détermination collective des Européens à défendre et prouver, dans la pratique, la pertinence et l'efficacité de leur propre conception de la sécurité internationale.