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Europe, Etats-Unis : Eviter le pire des deux mondes
Aux Etats-Unis, l'explosion de l'effort militaire - 1 milliard de dollars de dépenses par jour - frappe autant par l'ampleur des chiffres annoncés que par l'implosion réciproque du discours politique américain. Comme si la stratégie militaire tenait lieu à elle seule de toute stratégie. C'est le cas à l'égard des menaces actuelles et futures : la lutte contre le terrorisme et la prolifération nucléaire passe essentiellement par un mélange de systèmes de défense antimissiles et une menace de frappes préemptives ou coercitives à l'égard des proliférateurs de " l'axe du mal ".
Plus nouveau, cette lecture militaro-technique du monde s'applique également envers les alliés, jugés plus ou moins utiles ou parasites selon la qualité et le volume de leur capital militaire, plus ou moins fiables ou fourbes selon le degré de critiques que tel ou tel d'entre eux ose émettre à l'égard des Etats-Unis. Paul Wolfowitz a fortement ébranlé l'Otan en expliquant à la Wehrkunde, le 4 février 2002, que " la mission détermine la coalition, et non l'inverse ". Déjà très agacés d'avoir dû mener au Kosovo une guerre par comités otaniens interposés, les responsables américains préfèrent donc désormais pouvoir mener leurs guerres tout seuls, ou avec tel allié ad hoc, d'autant que l'apport militaire des Européens est jugé dans l'ensemble marginal, obsolète au point de gêner la manœuvre américaine et tellement dépassé que l'interopérabilité va de toutes façons devenir impossible entre Européens et Américains.
La nouveauté américaine est donc désormais ce cocktail de surmilitarisation absolue de la politique étrangère des Etats-Unis et d'instinct unilatéraliste sans retenue. Surtout, ces deux ingrédients se nourrissent l'un de l'autre. D'un côté, l'unilatéralisme politique est présenté comme la conséquence inévitable de la faiblesse militaire européenne : les forces alliées sont si nulles que, même si l'Amérique le souhaitait, elle ne pourrait pas agir avec elles. Et qui agit seul décide seul. De l'autre côté, l'unilatéralisme érigé en politique américaine nourrit à son tour le gap technologique entre l'Europe et l'Amérique : pourquoi les Européens s'embêteraient-ils à rattraper leur retard militaire si, de toutes façons, les Etats-Unis préfèrent agir seuls et ne négocient de politique qu'avec eux-mêmes. Le Secrétaire général de l'OTAN en personne, Georges Robertson, a dû récemment expliquer aux Américains qu'ils étaient partiellement responsables de l'état de " pygmée militaire " dans lequel se trouve aujourd'hui l'OTAN. Au total donc, une dérive formidable entre les Etats-Unis et l'Europe, à la fois militaire et politique, sans doute la plus sérieuse depuis la crise des euromissiles il y a vingt ans. Certes, cette dérive était déjà latente avant le 11 septembre, sur l'ONU, le climat, le désarmement multilatéral, le tribunal pénal international etc. Mais la nouveauté de l'après-11 septembre est qu'il exacerbe autant la dépolitisation de la stratégie américaine que la démilitarisation inverse des politiques européennes. Autrement dit, le pire des deux mondes.
Que peuvent donc faire les Européens ? Expliquer aux Américains les impasses du " tout militaire " a aussi peu de chances d'être entendu à Washington que ne le sont, en Europe, les dénonciations américaines du rachitisme militaire des Européens. Mieux vaut se concentrer sur l'Europe elle-même. Et d'abord admettre que le terrorisme porte un coup fatal à l'utopie d'une puissance européenne globalement civile dans un monde globalement civilisé. Autre option désormais irréaliste, celle qui consisterait à laisser l'Amérique gérer militairement la sécurité du monde, en se concentrant sur la prospérité de l'Europe et le développement des autres, tout en critiquant les dérives et le " simplisme " des stratégies américaines. La puissance militaire n'est certes pas l'unique grille de lecture et d'action sur la scène internationale, mais elle reste une carte essentielle - et l'Union n'a d'autre choix que d'en passer aussi par là.
Ensuite, prendre la mesure des insuffisances militaires de l'UE, mais en mesurant les budgets à l'aulne des ambitions et des besoins européens et non des seules performances américaines. Dépenser plus va peut-être devenir inévitable, mais surtout dépenser mieux en affrontant, à Quinze, la question du " pour quoi faire ? " Si l'objectif est d'espérer influencer la stratégie américaine par une présence militaire honorable à leur côté, force est de reconnaître qu'il y a là matière à illusion : plus présent que tout autre dans la campagne contre Al Qaida, Tony Blair doit savoir mieux que quiconque qu'il n'y a aucune relation de cause à effet entre l'activisme militaire et l'influence politique sur l'Amérique. Si l'objectif est simplement d'agir avec les Etats-Unis, parce qu'après tout ils peuvent avoir raison, le niveau d'excellence requis pour la modernisation des forces européennes devient très vite très élevé et donc très cher. D'autant que la contradiction américaine est ici flagrante, entre l'injonction faite aux alliés de multiplier leurs moyens militaires et la valorisation d'un partage des tâches réservant les guerres dures à l'Amérique et le " ménage " du peacekeeping aux Européens.
Le seul objectif possible, parce que politiquement défendable auprès des citoyens européens, est donc de dépenser plus pour faire ce que l'Union doit faire, que ce soit seule, avec les Etats-Unis, ou avec de plus larges coalitions. Certes, la sécurité internationale passe d'abord par des stratégies de développement économique dans les zones les plus pauvres, et des stratégies politiques d'aide à la résolution des conflits. Mais l'option militaire doit trouver, si nécessaire, sa juste place dans l'élaboration de l'action internationale de l'Union. Définir les intérêts stratégiques européens, développer un concept commun d'intervention militaire, briser le tabou du financement collectif de la défense, en créant notamment, auprès du Haut Représentant, un fonds européen pour les opérations de la PESD, sont des étapes impératives. Moins d'ailleurs pour être de nouveau pris au sérieux par les Etats-Unis, que pour renforcer les moyens d'action de la PESC et couper court à une possible " fracture stratégique " au sein de l'Union elle-même. Le risque n'est pas exclu en effet qu'il se produise au sein de l'Union une crise similaire à celle qui affecte aujourd'hui l'OTAN au vu du gap grandissant entre la puissance militaire américaine et celle de leurs alliés. Le danger de l'unilatéralisme américain est en effet qu'il pourrait aussi amener les plus militaires des Etats européens à s'interroger à leur tour sur l'efficacité même de toute alliance militaire institutionnelle.