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Europe et Etats-Unis -- Visions du monde, visions de l'autre

01 March 2004

Trois paradoxes définissent l'attitude de l'Union face au monde extérieur. Le premier est typique de la modernité post-guerre froide : à de rares exceptions près, il est beaucoup plus facile aux Européens de s'entendre sur l'analyse des crises extérieures que sur l'analyse de la politique américaine. Autrement dit, le monde rassemble, l'Amérique divise. Le terrorisme reste, à cet égard, un cas d'école. Après le 11 septembre 2001, les Quinze ont dû s'adapter simultanément à la nouvelle menace terroriste et à la nouvelle Amérique issue du choc de ces attentats. Or le terrorisme a joué dans le sens d'un sursaut d'intégration européenne : mandat d'arrêt commun, coopération financière et policière, système d'alerte de la Commission, consensus au sein de la Convention pour inscrire, dans le futur traité, une clause d'assistance mutuelle en cas d'attaque terroriste sur le territoire d'un Etat membre. A l'inverse - une fois passé le réflexe de solidarité avec les victimes du 11 septembre - l'obligation de s'adapter aux nouvelles priorités stratégiques des Etats-Unis - axe du mal, frappes préemptives, exceptionnalisme - a profondément perturbé, et finalement divisé les Européens, jusqu'à la crise irakienne et la fracture en deux clans trop rapidement étiquetés « de la guerre » ou « de la paix ».
Le deuxième paradoxe est plus traditionnel : si les Européens parviennent assez facilement à une vision à peu près commune du monde, ils se divisent en revanche sur le rôle de l'Union dans la gestion des crises. Parce que ce rôle est en effet largement fonction du type de relations que chacun souhaite construire avec la puissance américaine, à titre bilatéral ou au sein de l'OTAN, les Européens ne sont jamais parvenus à s'entendre sur la finalité même de leur coopération diplomatique et militaire. Les débats récurrents sur les vertus ou les vices de la multi- ou de l'unipolarité, de même que les discussions sur le niveau possible d'une autonomie européenne en matière de défense, sont l'expression la plus caricaturale de cette division des Européens sur le rôle de l'Union et son mode de relations à la puissance américaine.
Dernier paradoxe enfin, peut-être permanent : la politique américaine divise, mais chaque risque de crise sévère, voire de divorce, avec l'Amérique réconcilie les Européens sur de nouvelles bases. Avant l'Irak, poser la question d'un concept stratégique européen relevait soit de l'hérésie, soit de l'utopie : entre les Quinze, un mélange d'indifférence, de déférence atlantique ou de préférence nationale hypothéquait ne serait-ce que l'idée même d'un concept de sécurité propre à l'Union. Depuis l'Irak, c'est l'ensemble de la grande Union des Vingt-Cinq qui se retrouve  impliquée dans la rédaction d'une vision commune du monde et d'une stratégie non moins commune pour l'action de l'Union dans le monde. Pour réaliser ce glissement spectaculaire de l'inexistence à l'affirmation stratégique de l'Union, il aura fallu tout le choc et toute l'angoisse d'un scénario de divorce radical entre l'Europe et l'Amérique, et entre les Européens eux-mêmes, scénario dont la crise irakienne a montré qu'il s'en fallait de peu qu'il ne devienne une option d'avenir.
Ces paradoxes définissent assez clairement les conditions existentielles d'une politique étrangère de l'UE. Concevoir celle-ci comme une action commune contre telle ou telle menace serait en effet très réducteur. La politique étrangère européenne n'existe que sur la base d'un triple consensus européen : les Etats doivent s'entendre en même temps sur une crise, une politique américaine et une action particulière de l'Union. Non que ce triptyque soit d'ailleurs irréalisable. La crise du Kosovo, par exemple, avait suscité ces trois types de consensus européen : sur le caractère inacceptable du génocide kosovar, sur la nécessité d'une intervention américaine, sur l'obligation pour l'Union de soutenir Washington et surtout de tirer un trait sur son inexistence militaire. Plus récemment, la crise du Congo aboutit au même triple consensus : sur le refus des massacres interethniques, sur le constat d'abstention américaine, sur la nécessité pour l'Union d'aider l'ONU à pacifier ce pays. En revanche, la crise irakienne a fait exploser la PESC parce qu'aucune de ses dimensions n'était consensuelle : l'analyse de la menace elle-même, la volonté d'intervention américaine, le rôle de l'Union - furent tous trois l'objet de sévères désaccords. Autrement dit, autant que l'évolution du monde, c'est l'évolution de la politique américaine qui structure - dans l'unité ou la divergence - la communauté politique européenne. La réciproque n'étant évidemment pas vraie pour l'Amérique, laquelle ne passe pas par le prisme de son rapport aux Européens pour développer sa propre vision stratégique.
<b>Les menaces </b>
Derrière les visions du monde élaborées par les Etats-Unis et par l'Union européenne, on retrouve très classiquement les deux questions constitutives de tout concept stratégique : la première porte sur le niveau des menaces, la seconde sur les moyens d'y faire face. Dans le contexte particulier de l'après-11 septembre, ces deux questions se lisent ainsi : le monde est-il plus dangereux aujourd'hui qu'il ne l'était avant l'irruption du terrorisme international ? Quelle relation entre la force et le droit est-elle la plus adaptée à ce nouveau paradigme ? Or, à ce niveau de questionnement stratégique, deux constats s'imposent. La convergence euro-américaine est assez forte sur l'identification des menaces, même si des différences peuvent exister quant à leur hiérarchisation ou l'analyse de leurs origines : les Américains pensent le monde plus dangereux, les Européens insistent sur son caractère plus complexe. En revanche, sur la force et le droit, les divergences sont plus prononcées - aussi bien entre Amérique et Union qu'au sein de l'Union elle-même - même si des rapprochements récents semblent émerger, notamment à la lueur des évolutions de la crise irakienne.
Les attentats du 11 septembre ont amené l'administration de George W. Bush à développer un paradigme stratégique désormais dominant sur l'agenda international : le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, la dictature des Etats voyous (rogue states), telles sont, à ses yeux, les trois menaces prioritaires dont la conjugaison, si elle était avérée, porterait un coup mortel au système international et à la sécurité des démocraties. Le traitement de la crise irakienne représente à cet égard un cas d'école : chacun des trois arguments - prolifération, terrorisme, dictature - fut indifféremment utilisé pour justifier l'intervention militaire contre le régime de Saddam Hussein, le dernier gagnant d'ailleurs en importance au fur et à mesure des difficultés rencontrées par la coalition pour prouver la réalité des deux premiers.
Face à la vulnérabilité nouvelle des démocraties devant ce paradigme potentiellement dévastateur, les Etats-Unis, en tant que nation et en tant que leader du monde libre, leader of conscience, ont donc entrepris une révision radicale de leur stratégie, de leur appareil de défense et de leur politique d'alliances. L'Amérique est désormais en guerre indéfinie contre le terrorisme, au nom d'une défense tous azimuts de la démocratie. Deux concepts ont servi de base à cette révolution stratégique : les « frappes préemptives» et le regime change, amenant d'ailleurs les Etats-Unis à modifier sensiblement leur pratique de l'intervention extérieure, non plus centrée sur la recherche du zéro mort pour les soldats américains, mais sur celle du zéro risque pour la sécurité des Etats-Unis. Une puissance militaire maximale - 9,7% d'augmentation du budget de la défense depuis 2001 [1] - au service d'un messianisme démocratique radical, telle pourrait être désormais la formule la plus synthétique pour définir la stratégie américaine mise en œuvre par l'administration Bush.
Du côté européen, nul ne conteste que le terrorisme international, la prolifération des armes de destruction massive et leur possible conjonction sous la forme d'un terrorisme nucléaire ou chimique constituent une menace contre la sécurité des citoyens et des intérêts européens. La stratégie de sécurité de l'Union - « Une Europe sûre dans un monde meilleur » -, présentée par Javier Solana et approuvée par le Conseil européen de Bruxelles en décembre 2003, est très explicite à cet égard : « la prolifération des armes de destruction massive constitue potentiellement la menace la plus importante pour notre sécurité [...] Le scénario le plus effrayant est celui où l'on verrait des groupes terroristes acquérir des armes de destruction massive » [2] .
Cette coïncidence euro-américaine dans l'analyse de la menace s'accompagne toutefois de plusieurs réserves. Au-delà des sensibilités particulières de tel ou tel&nbsp; Etat membre, l'appréciation européenne se distingue sur plusieurs aspects. D'une part, le terrorisme international et les risques de prolifération nucléaire n'annulent pas pour l'Union les risques plus traditionnels d'instabilité régionale ou de catastrophe humanitaire qui avaient placé, en 1999, l'ex-Yougoslavie au premier rang des priorités. Ils s'y superposent, tout comme le crime organisé, les grandes pandémies, la multiplication des Etats en faillite, rendant le monde stratégique dans lequel évolue l'Union peut-être plus dangereux, mais certainement plus complexe et moins réductible à une série d'actions ou d'interventions purement militaires. Dans la vision européenne, les atrocités d'une mondialisation mal régulée constituent autant de défis que les menaces directement militaires : « Quarante-cinq millions de personnes meurent chaque année de faim et de malnutrition [...]. Depuis 1990, les guerres ont coûté la vie à près de quatre millions de personnes dont 90% de civils » [3] . D'autre part, la vision européenne ne sépare pas le terrorisme et la prolifération de leur enracinement politico-économique, ni des conflits régionaux dans lesquels ils peuvent trouver des raisons d'être et de prospérer : l'accroissement des différentiels entre riches et pauvres, l'enlisement des conflits et l'absence de perspectives politiques, au Moyen-Orient notamment, la mauvaise gouvernance dans une majorité de pays du Sud constituent autant de facteurs pervers que les Européens estiment aussi urgent de traiter. Enfin, si les Européens identifient les mêmes types de menaces que les Etats-Unis, ils restent dans leur ensemble beaucoup moins idéologiques dans leur appréhension de cette nouvelle donne stratégique : la notion de rogue States est tout simplement absente de la réflexion européenne, beaucoup plus axée sur les risques que représentent les Etats défaillants et les Etats victimes de mauvaise gouvernance. De même, ni la notion d'axe du mal, ni la définition du terrorisme comme un seul et unique phénomène identique partout dans le monde ne font l'unanimité. Sur un plan plus philosophique, les Européens ne partagent pas ce sentiment d'être en guerre totale et ouverte contre un ennemi symbolisant le plus grand Mal de l'histoire universelle. La mémoire historique des Européens situe plutôt le Mal dans le passé : « L'Europe n'a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre. La violence de la première moitié du XXe siècle a cédé la place à une période de paix et de stabilité sans précédent dans l'histoire européenne » [4] .
<b>Droit de la force ou force du droit ? </b>
Au lendemain du 11 septembre, nul ne conteste que les Etats-Unis sont en état de légitime défense, telle qu'instituée par l'article 51 de la Charte des Nations unies : l'offre de soutien immédiat de l'OTAN, au nom de l'article 5, en fut un témoignage direct. De même, l'attaque du régime des Talibans fit l'unanimité de la communauté internationale (résolutions 1373 et 1378), permettant d'ailleurs à l'ONU d'élargir la notion de légitime défense en réponse aux agissements d'Etats directement complices d'attentats terroristes.
Le débat ne commence qu'à partir du moment où la légitime défense invoquée par les Etats-Unis cesse d'être un droit circonstanciel, lié à un événement particulier, pour devenir un droit permanent, structurel, une sorte d'impératif moral de l'Amérique au nom de la défense collective de la démocratie, plaçant de facto les Etats-Unis au-dessus du droit international. Bien au-delà des cercles restreints de l'administration, les Etats-Unis se pensent en effet en état de légitime défense indéfini, justifiant, selon la formule de Pierre Hassner, une sorte « d'état d'exception permanent » [5] à l'égard des règles traditionnelles du jeu international. « Nous avons été attaqués. Nous n'avons besoin d'aucune résolution des Nations unies pour cette affaire d'autodéfense » [6] , déclarait déjà Paul Wolfowitz, en février 2002
C'est à partir d'un triple sentiment de vulnérabilité extrême de l'Amérique, d'invincibilité de sa puissance militaire et de leadership légitime dans la défense des démocraties que l'administration républicaine va développer sa stratégie de guerre contre le terrorisme. En dépit des différents courants, plus ou moins pragmatiques ou plus ou moins idéologiques qui divisent les néo-conservateurs au pouvoir, le résultat consiste dans la revendication d'une totale liberté d'action de l'Amérique au nom d'une défense totale de la démocratie. Parce que la lutte est existentielle, la souveraineté américaine est non négociable ; parce qu'elle est une Power for good, l'Amérique ne peut avoir tort ; parce que la lutte est implacable entre le Bien et le Mal, tous ceux qui ne soutiennent pas l'Amérique sont complices du Mal. D'où les différentes théories de la préemption à l'égard de l'ennemi (« Nous n'hésiterons pas à agir seuls, si nécessaire, pour exercer notre droit de légitime défense par une action préemptive contre les terroristes. » [7] ) de la sommation/punition à l'égard des partenaires (« qui n'est pas avec nous est contre nous » [8] ), de l'opportunisme stratégique à l'égard des alliances (« c'est la mission qui fait la coalition et non l'inverse » [9] ), l'apologie des souverainetés nationales (« En renforçant les institutions qui permettent aux nations libres de coopérer sur une base multilatérale, nous devons être attentifs à ne pas porter atteinte au principe fondamental du système international - la souveraineté de l'Etat » [10] ) et le recours au messianisme démocratique comme ultime justification (théorie du domino démocratique de l'Irak au Moyen-Orient). Le résultat ne pouvait être qu'une nouvelle théorie de la relativité à l'égard du droit international et du multilatéralisme, au nom de l'absolue souveraineté de l'Amérique.
Primat de la force, bon droit de l'Amérique, défense souveraine de la démocratie : tel fut le mélange de pragmatisme et d'idéologie qui servit à justifier largement, auprès de l'opinion américaine, l'intervention militaire en Irak. D'où une totale incompréhension à l'égard des critiques, voire de l'hostilité suscitée un peu partout dans le monde, et à l'ONU en particulier, par une politique américaine rebelle à tout autre contrôle que celui de l'Amérique. Thomas Friedman devait ainsi s'interroger dans l'une de ses célèbres colonnes : « Après le 11 septembre, les Américains se sont demandé : « pourquoi nous haïssent-ils ? », en parlant du monde musulman. Après la guerre en Irak, la question est devenue : « pourquoi est-ce que tout le monde nous hait ?» [11] . Or l'incompréhension fut largement réciproque, au point que selon le dernier sondage publié par le German Marshall Fund, 83 % des Américains interrogés et 79% des Européens affirment qu'Europe et Amérique ne partagent pas les mêmes valeurs sociales et culturelles [12] .
Rien de plus étranger en effet à la culture collective de l'Union que cet éloge de la force et de l'unilatéralisme dans les relations internationales. Non que les Européens soient à cet égard identiques : tous les genres stratégiques coexistent au sein de l'Union, des plus interventionnistes aux plus abstentionnistes, des plus nationalistes aux plus multilatéralistes, des plus militaristes aux plus pacifistes. Mais la culture stratégique commune des Européens est bien autre chose qu'une sorte de moyenne molle entre les différentes traditions nationales de chacun des Etats membres : elle est surtout le résultat d'une expérience institutionnelle unique, vieille de cinquante ans, faite de compromis permanents, de négociations constantes, et de succès indéniables pour l'Union et pour ses Etats membres. Certes, cette culture européenne du droit, de la norme, du règlement pacifique des différends ne s'applique que depuis peu - et encore marginalement - aux dimensions diplomatique et militaire de la politique des Etats. Mais cette culture est omniprésente et contagieuse et elle conduit à ériger le multilatéralisme en parangon de toute bonne gouvernance internationale. Javier Solana devait ainsi en plaider la cause aux Etats-Unis : « L'attachement des Européens à une approche multilatérale de ces questions est une affaire de conviction, non de malveillance. Notre expérience nous dit que la souveraineté partagée est une souveraineté amplifiée. Pour citer Sir Winston Churchill en déformant ses propos, le multilatéralisme est le plus mauvais gouvernement international, à l'exception de tous les autres qui ont été essayés. » [13] . Même conviction dans la stratégie européenne de sécurité : «Dans un monde où les menaces, les marchés et les médias ont une dimension planétaire, notre sécurité et notre prospérité dépendent de plus en plus de l'existence d'un système multilatéral efficace ». Et l'ONU est au cœur de ce système : « les relations internationales ont pour cadre fondamental la Charte des Nations unies » [14] .
Cette suprématie de la légitimité collective conduit à une interprétation restrictive de l'usage de la force. Peu d'Européens nieraient que le principe d'abolition de la force dans les relations entre Etats représente un progrès radical de la communauté internationale. L'emploi de la force reste collectivement conçu par les Européens, en dehors bien évidemment des cas de légitime défense individuelle et collective, comme un ultime recours dont la légitimité ressort du Conseil de sécurité des Nations unies. L'outil militaire n'est ainsi qu'un élément d'une chaîne beaucoup plus vaste d'instruments dont l'usage cumulé est plus adapté à la complexité post-guerre froide de l'environnement international : « Contrairement à la menace massive et visible du temps de la guerre froide, aucune des nouvelles menaces n'est purement militaire et ne peut être contrée par des moyens purement militaires » [15] . Rien d'étonnant donc à ce que l'engagement préventif, à partir de tous les moyens d'action disponibles dans un cadre européen, soit considéré comme la réponse optimale à la stabilisation, très en amont, des zones potentielles de crises : « Un engagement préventif peut permettre d'éviter des problèmes plus graves dans le futur » [16] .
Est-ce à dire qu'Américains et Européens évoluent sur deux planètes totalement différentes ? La tentation serait grande en effet d'opposer systématiquement les concepts stratégiques élaborés des deux côtés : « frappes préemptives » versus « engagement préventif » ; « Etats voyous » contre « déliquescence des Etats» ; primat de la force ou primat du droit ; « changement de régime » contre « bonne gouvernance », intérêt national contre « multilateralisme efficace » etc. Ce serait toutefois méconnaître les évolutions qui imprègnent également les réflexions américaines et européennes. La stratégie européenne n'ignore pas en effet les profondes dynamiques en cours dans le monde post-11 septembre, s'agissant aussi bien des menaces que des limites du système international actuel :&nbsp; « Si nous voulons que les organisations internationales, les régimes et traités jouent leur rôle face aux menaces qui pèsent contre la paix et la sécurité internationales, nous devons être prêts à agir lorsque leurs règles ne sont pas respectées » [17] . Du côté des Etats-Unis, ce sont surtout les difficultés rencontrées en Irak depuis l'été 2003 qui commencent à ébranler les certitudes et à ressusciter un débat anesthésié depuis le début de la crise. Mais seule l'Histoire dira quels types de leçons seront à long terme tirées par les Etats-Unis de cette catharsis irakienne.
<b>Deux débats</b>
Au-delà des explications de textes et de discours, force est de revenir à l'affaire irakienne pour tenter de comprendre les divorces et les hostilités qui ont marqué l'année 2003, cette annus horribilis pour les relations transatlantiques. Que les plus vieilles démocraties du monde se déchirent ainsi publiquement sur l'usage de la force mérite en effet réflexion. En réalité, deux débats se sont télescopés, l'un juridique, l'autre éthique, le premier centré sur la légalité de l'emploi de la force dans le cadre de la Charte des Nations unies, le second centré sur la légitimité d'un usage de la force pour la défense des droits de l'homme contre les dictatures. Le premier débat concerne les règles régissant le système international et les relations entre les Etats. Le second débat concerne à l'inverse l'impératif moral des démocraties et les relations entre Etats et sociétés.
La question juridique est assez classique : un Etat peut-il recourir à la force pour d'autres cas que ceux prévus par la Charte des Nations unies, c'est-à-dire la légitime défense individuelle et collective en cas d'agression d'une part, l'autorisation du Conseil de sécurité d'autre part ? Question annexe : qui est le moins mauvais juge de l'agression invoquée, d'un Etat pris individuellement ou du Conseil de sécurité ? La question éthique est plus moderne : face à des dictatures caractérisées, les démocraties ont-elles le droit et le devoir d'intervenir aux côtés des peuples opprimés ? Chacune de ces deux écoles comporte ses revers : le discours légaliste sur l'usage de la force conduit à privilégier la stabilité du système international par rapport à la démocratisation des sociétés, l'ordre par rapport à la liberté, au risque de cautionner les tyrannies au nom du droit international. Le discours éthique a le défaut inverse de privilégier la liberté sur la stabilité internationale, quitte à bouleverser les équilibres régionaux et surtout à détruire, au nom de la démocratie, les fondements juridiques d'un système, peut-être imparfait, mais néanmoins essentiel à l'action même des démocraties. Prises ensemble, ces deux questions s'identifient au dilemme suivant : les démocraties peuvent-elles passer outre le droit international au nom de la défense des droits de l'homme ou de la démocratie ? La réponse fut unanimement positive lors de la crise du Kosovo, Européens et Américains se retrouvant unis dans la justification d'une intervention de l'OTAN sans mandat des Nations unies. La divergence éclata en revanche sur l'Irak.
De façon caricaturale, ces deux écoles se sont incarnées dans les positions prises respectivement par la France et l'Allemagne d'un côté - constamment centrées sur la question de la légalité onusienne - par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis de l'autre - qui ne soulevèrent toutefois la question de la légitimité démocratique qu'à partir du moment où prévalait le sentiment que la bataille sur le premier aspect (légalité) allait être perdue. Et l'union des Européens vola en éclat : la « vieille Europe » fut accusée de cautionner les dictatures au nom d'un conservatisme stratégique des plus cyniques, la préservation des statu quo régionaux l'emportant sur la promotion de la démocratie au Moyen-Orient. La « nouvelle Europe » fut à l'inverse prisée à Washington pour son messianisme révolutionnaire, la défense de la démocratie contre l'incarnation du Mal l'emportant sur des considérations stratégiques dites d'un autre âge. La sincérité des arguments utilisés par les différents partenaires ne sera pas discutée ici, mais ils peuvent se résumer ainsi : pour les partisans de l'intervention militaire, celle-ci était à la fois légale (mise en œuvre de la résolution 1441) et légitime parce que morale. Au plus fort de la crise, c'est même le débat sur la légalité qui allait devenir illégitime aux yeux de certains responsables américains, convaincus de l'absolue justesse de leur combat contre le Mal et donc de la traîtrise morale du camp de la paix. Pour les opposants, l'intervention militaire était illégale faute de preuves sur la menace irakienne et donc faute d'accord au Conseil de sécurité pour une seconde résolution autorisant le recours à la force - la question morale n'intervenant que marginalement. Près d'un an plus tard, il est clair que l'absence d'armes de destruction massive conforte la thèse de l'illégalité de l'intervention, les forces de la coalition ayant d'ailleurs été qualifiées de « puissances occupantes » par la résolution 1483. Mais il n'en demeure pas moins que la mise à jour des atrocités du régime irakien contre sa propre population, durant plus de trente ans, laisse béante la question éthique.
Est-ce à dire que l'Union doive désormais trancher entre deux objectifs stratégiques, la stabilité internationale d'un côté, la promotion de la démocratie de l'autre ? Une stratégie européenne doit-elle viser à renforcer les équilibres régionaux et la stabilité internationale, quitte à cautionner des régimes notoirement tyranniques ? Faut-il à l'inverse bouleverser les statu quo et imposer la démocratie partout dans le monde, dans la mesure où elle est le fondement et le meilleur garant d'une stabilité internationale durable ? Ainsi posé, ce dilemme, caricaturé par la spécieuse opposition entre une vieille et une nouvelle Europe, ne peut conduire qu'à l'impasse et la division. Des siècles d'histoire européenne ont en effet enseigné à tous nos peuples qu'il existe une tension séculaire et trop souvent tragique entre la force et le droit, l'ordre et la liberté, la stabilité et la justice internationales. Pendant toute la guerre froide, les peuples de l'Est en ont fait, sur notre continent, l'amère expérience. Or ni le terrorisme international, ni le spectre de la prolifération nucléaire, aussi dangereux soient-ils, ne permettront de trancher ce nœud gordien des démocraties face à la violence internationale. De même, aucune puissance militaire, fût-elle incontestable et incontestée comme l'est la puissance américaine aujourd'hui, ne pourra jamais supprimer la complexité du réel. « La démocratie ne vient pas des missiles de précision », écrivait récemment Chris Patten [18] . Seule la combinaison de ces deux objectifs, un peu plus de démocratie dans un peu plus de stabilité internationale, peut servir de guide à l'action des Européens. Objectif modeste certes, insatisfaisant peut-être, mais comme la démocratie elle-même, sans doute le « moins pire » de tous.
<b>Les deux visages de l'Europe</b>
Depuis cinquante ans, penser un ordre stratégique sans faire référence à l'Amérique est aussi inconcevable, pour les Européens, que de concevoir l'organisation de leur marché sans faire référence à l'Acte unique. De même que les Etats-Unis façonnent l'agenda international, de même les Européens se positionnent donc d'abord par rapport à l'Amérique. Or, sous l'administration Bush,&nbsp; celle-ci leur renvoie une image nouvelle.
Deux visions coexistent dans le discours américain : soit les Européens sont taxés d'« irrelevance » par déficit de capacités et de sérieux militaires, soit ils deviennent potentiellement dangereux par excès d'organisation ou d'ambition politique. D'un côté l'inutilité, le fardeau, la contrainte ; de l'autre, la concurrence, la menace, la trahison. Il est vrai que les administrations américaines successives ont toujours maintenu une attitude ambivalente à l'égard de la dimension stratégique de l'Union : soutien sans condition à l'égard d'une augmentation des capacités militaires des pays membres ; conditions très strictes quant à la portée politique de ces efforts européens. Les néo-conservateurs au pouvoir ne dérogent pas à cette tradition, mais ils y ajoutent une rhétorique de la dérision ou de la sommation peu pratiquée par les précédentes administrations.
Ils ont d'abord, au lendemain du 11 septembre, systématisé une évaluation de l'Europe à travers le seul prisme des capacités militaires disponibles et réduit le débat transatlantique aux problèmes du « gap technologique » entre les armées européennes et américaines. D'un autre côté, les responsables américains ont durci très nettement leur position contre toute velléité d'organisation autonome des Européens dans le domaine de la défense, au nom du primat de l'OTAN et de la nécessité d'éviter tout ce qui pourrait ressembler à une duplication ou à une concurrence à l'égard de l'organisation atlantique. C'est ainsi que la signature des accords « Berlin plus » entre l'Union et l'OTAN a, pour l'administration américaine, une signification et une portée universelles, bien au-delà des Balkans.
Un certain nombre de nouveautés distinguent toutefois cette attitude de celle des précédentes administrations. Tout d'abord, la crédibilité du credo otanien est plus incertaine, dans la mesure où les mêmes responsables américains affichent simultanément une certaine désinvolture à l'égard de l'OTAN : au discours traditionnel sur la valeur collective de l'alliance se superposent en effet les plaidoyers pour les coalitions ad hoc (« la mission fait la coalition ») ou la description de l'OTAN comme grand réservoir de forces où l'on puisera selon les besoins. Surtout, la dénonciation de toute autonomie européenne a pris, sous cette administration, une dimension idéologique majeure. La fameuse formule du président Bush « soit vous êtes avec nous soit vous êtes contre nous » ne laisse guère de marge en effet à une quelconque différenciation des Européens et permet d'assimiler toute différence européenne à une menace ou à une trahison.
C'est à l'égard du couple franco-allemand que l'offensive a été lancée, avant même l'éclatement de la crise irakienne. Sans doute la plus avertie des journalistes bruxellois, Judy Dempsey constatait déjà, le 27 janvier 2003 : « Les envoyés américains en Europe exercent des pressions sur les pays européens pour affaiblir l'alliance de plus en plus étroite entre la France et l'Allemagne, de crainte qu'elle ne rende l'Europe plus indépendante en matière de défense et de politique étrangère » [19] . La crise irakienne a ensuite permis de systématiser cette idéologie de la trahison de la « vieille Europe », conduite par la France, et passible de punitions et de rétorsions de la part des Etats-Unis. Depuis, c'est à l'ensemble du dossier de la défense européenne que l'administration applique cette grille de lecture. L'initiative de Tervuren, entre la France, l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, a pris dans le débat atlantique, mais aussi européen, la dimension d'une trahison de « chocolatiers » [20] : « Quelques Européens pensent, en revanche, qu'ils peuvent doter leur continent d'une politique étrangère et d'une politique de défense capables de contrebalancer la puissance américaine [...] Les Américains espèrent que cette nouvelle forme d'unilatéralisme [21] européen sera rejetée par la majorité des pays qui veulent préserver l'OTAN comme principale organisation de sécurité sur le continent » [22] . Enfin, un cran au-dessus de la querelle institutionnelle UE-OTAN, c'est la dénonciation de la multipolarité comme théorie de la subversion, qui est reprise en chœur par Georges Bush et sa conseillère Condolezza Rice : « la multipolarité est une théorie de la rivalité, basée sur des intérêts, voire des valeurs concurrentes » [23] .
Inutile ou déloyale, l'image de l'Europe oscille donc entre deux perceptions extrêmes qu'un trait commun réunit : l'Amérique attend des Européens qu'ils lui fournissent des moyens d'action et de soutien, non qu'ils élaborent ensemble un quelconque projet. Elle a besoin de capacités, non de politique. D'où la propension de l'administration Bush à jouer systématiquement la marginalisation de l'Union au profit des relations bilatérales, l'émiettement des nations plutôt que leur unité, les coalitions de circonstance plutôt que les alliances en bonne et due forme. Rarement administration n'aura à ce point misé sur un maillage de relations bilatérales avec chacun des pays européens. Soit en raison de ce nouveau pragmatisme stratégique selon lequel c'est la mission qui fait la coalition et non l'inverse : dans cette vision totalement dé-politisée du monde, réduit à une vaste carte de géographie où les Etats-Unis puisent indifféremment tel ou tel allié selon les besoins, l'Union, mais également parfois l'OTAN elle-même, ont du mal à trouver leur place en tant qu'acteur collectif. Soit, à l'inverse, par excès d'idéologie sur le devoir d'allégeance des alliés, et volonté délibérée de casser dans l'œuf tout embryon d'organisation collective des Européens. Il est vrai que le thème de la désintégration de l'Europe a prospéré comme jamais dans les séminaires euro-atlantiques, à tel point que Javier Solana devait lui-même s'alarmer publiquement de cette nouvelle mode américaine : « Dans un partenariat, nous ne pouvons ignorer nos partenaires. Les voix différentes ne doivent pas être rejetées et punies, mais entendues et respectées [...] C'est pourquoi je m'inquiète lorsque j'entends, pour la première fois, des personnes influentes se demander si la désagrégation de l'Europe ne serait pas dans l'intérêt des Etats-Unis » [24] .
Nul mieux que John Hulsman, de l'Heritage Foundation, n'a systématisé avec autant de candeur cette tactique de la division de l'Europe et de la « cueillette favorable » : « L'Amérique doit en permanence prendre note des désaccords intra-européens afin de les exploiter pour mettre sur pied des coalitions volontaires sur telle ou telle initiative politique. Seule une Europe qui s'élargit au lieu de s'approfondir, une Europe à la carte, où les efforts vers une plus grande centralisation et une plus grande homogénéisation sont maintenus au minimum, répondrait à la fois aux intérêts des Etats-Unis et à ceux des citoyens des pays du continent » [25] . Et nul autre sujet que la Cour pénale internationale n'illustre mieux cette stratégie américaine de contournement de l'Union au profit de pressions bilatérales sur chacun des alliés européens. Même Tony Blair, lors de son discours devant le Congrès américain en juin 2003, crut bon de rappeler les fondements d'un sain partenariat : « l'Europe doit combattre l'anti-américanisme qui traverse parfois son discours politique. Et l'Amérique doit montrer que ce partenariat est basé sur la persuasion, non le commandement » [26] .
<b>Le leadership américain</b>
Cinquante ans d'Alliance atlantique contre une menace soviétique incontestable avaient façonné un paradigme commun, selon lequel l'alliance euro-américaine était un contrat existentiel, liant dans un même destin la survie de l'une et l'autre rives de l'Océan. Or, dès le lendemain du 11 septembre, avec la rapidité et la créativité qui la caractérisent, l'Amérique entreprit une révision stratégique totale de ses priorités et&nbsp; de ses intérêts : la conclusion fut que la défense de l'Amérique ne passait plus obligatoirement par l'Europe. Et les Européens ne reconnurent plus leur l'Amérique.
Cette perplexité européenne ne devait pas toutefois conduire d'emblée à la division. On aurait tort d'oublier en effet que, durant toute l'année 2002, c'est avec une belle unanimité que l'ensemble des responsables européens, de Blair à Schröder, de Patten à Solana, prirent leur plume ou leur bâton de pèlerin pour rappeler à Washington les limites de l'unilatéralisme et les dangers d'une stratégie excessivement militaire contre le terrorisme. Une sorte de réflexe conservateur fut alors le trait commun de l'ensemble des dirigeants européens. Tous, d'une certaine façon, tentèrent de mettre en œuvre, avant la lettre, la stratégie d'influence préconisée depuis par Tony Blair. Comment dès lors une telle cohésion européenne a-t-elle pu voler en éclats, voire en injures parfois, lors du passage à l'acte irakien ? Quels que soient en effet les efforts rhétoriques pour réaffirmer depuis la solidité de l'alliance euro-atlantique, deux fossés sont clairement apparus au sein de l'ensemble européen.
La première ligne de clivage a séparé « la rue européenne » de la majorité de ses dirigeants. Au-delà des manifestations de masse qui ont émaillé la crise irakienne, y compris et surtout dans les pays de la coalition, les sondages d'opinion montrent une érosion brutale de l'image des Etats-Unis en Europe. En Grande-Bretagne, les perceptions favorables sont passées de 75 à 48% entre mai 2002 et mai 2003. Sur les six premiers mois de crise irakienne (novembre-mai), le pourcentage d'opinion positive est passé de 80 à 50% en Pologne, de 70 à 34 % en Italie, et ils ne sont plus que 14% en Espagne à définir positivement la politique américaine. [27] Quant au dernier sondage du German Marshall Fund, il confirme, six mois après l'entrée en guerre, l'aggravation de ce fossé [28]&nbsp; : seulement 45% des Européens souhaitent un leadership américain dans les affaires internationales, contre 64% en 2002. 78% des Européens considèrent l'unilatéralisme américain comme une menace. Et 71% souhaitent que l'Union devienne une superpuissance mondiale.
La seconde ligne de clivage a opposé les gouvernements, balayant les distinctions traditionnelles entre anciens et futurs membres, grands et petits, nationalistes et fédéralistes, au profit d'un réalignement des Etats sur le seul facteur américain. D'un côté, des pays pour lesquels les Etats-Unis sont le seul critère déterminant de tout système international, et donc du système européen lui-même. Se retrouvent dans ce groupe aussi bien des « convaincus » que des « pragmatiques », autrement dit des gouvernements qui partagent sincèrement la nouvelle analyse du monde proposée par les Etats-Unis, et des gouvernements parfois plus sceptiques sur les décisions américaines, mais convaincus qu'ils n'ont pas d'autre choix que de les soutenir. Pour l'ensemble de ces pays, tout, absolument tout vaut mieux qu'un désaccord et a fortiori une crise avec les Etats-Unis. De l'autre côté, se rangent des pays qui considèrent que les Etats-Unis sont sans aucun doute un critère déterminant du système international, mais qu'il existe aussi d'autres critères importants, telles la construction européenne, la gouvernance multilatérale, la stabilité du Moyen-Orient, etc. Pour ce groupe de pays, l'affirmation d'une différence avec Washington n'est pas l'objectif, mais, lorsque la différence existe, elle doit être exprimée et assumée. C'est même le droit à la différence et la recherche de compromis qui fondent à leurs yeux la valeur spécifique de l'alliance des démocraties occidentales.
Reste donc à comprendre comment l'Amérique, après avoir joué pendant un demi- siècle la réconciliation des Européens, a pu devenir, en quelques semaines, le principal facteur de division en Europe. La théorie du « complot français » contre Washington est une explication largement insatisfaisante, sauf à considérer la France comme la plus grande superpuissance de la planète De même, serait-il futile d'analyser les divisions européennes comme le simple produit d'une politique délibérée de Washington : les Etats-Unis préfèrent peut-être une Europe divisée, mais pas au prix de leur propre crédibilité diplomatique à l'ONU. En réalité, force est de revenir aux deux fonctions traditionnellement assurées par l'Amérique en Europe, depuis cinquante ans : la protection militaire des Européens contre la menace extérieure d'une part, l'égalisation politique des Etats à l'intérieur de l'Europe de l'autre [29] .
Tels furent en effet les fondements de l'Alliance atlantique. Dès le début des années 1950, l'OTAN ajoutait à sa mission militaire classique un rôle politique tout aussi essentiel, centré d'abord sur l'intégration et le contrôle de l'Allemagne, élargi ensuite au maintien de la stabilité et d'un relatif équilibre entre les puissances européennes. C'est du reste cette fonction politique de l'Alliance que la France devait surtout critiquer, lorsque la mission stabilisatrice des Etats-Unis en Europe tournait, aux yeux du Général de Gaulle, à l'hégémonie et au contrôle politique sur l'Europe. C'est en revanche cette mission que de nombreux autres partenaires européens appréciaient : ce rôle de l'Amérique comme « grand égalisateur » des puissances en Europe rassurait en effet les Allemands contre eux-mêmes, les autres contre les Allemands, les pays de taille moyenne contre le fantasme d'un directoire des grands, et beaucoup contre le spectre d'une Europe dominée par un couple franco-allemand. Surtout, le lien entre ces deux fonctions militaires et politiques de l'Amérique était incontestable, la protection existentielle des Etats-Unis justifiant in fine leur leadership politique sur l'ensemble du système européen. C'est d'ailleurs parce que sa mission de sécurité contre l'Est se doublait d'une mission de stabilité interne à l'Ouest que l'Alliance atlantique a connu et connaît encore un potentiel d'attraction considérable, y compris après la disparition de la menace soviétique.
<b>Remise en cause</b>
Mais c'est aussi cette double fonction des Etats-Unis, de protection militaire et d'équilibre politique entre les puissances européennes, que la fin de la guerre froide remet en cause. Après le 11 septembre, la fonction protectrice de l'Amérique continue, pour sa part, de faire l'unanimité. Aucun des alliés européens, et certainement pas la France, ne conteste la valeur irremplaçable de la protection militaire américaine ; mais c'est la notion même de menace commune qui est devenue objet de débats et, dans le cas de l'Irak, de désaccords réels entre les alliés. La fonction protectrice de l'Amérique s'est donc relativisée au regard des risques induits par les propres décisions militaires des Etats-Unis - l'évolution de la Turquie étant ici symptomatique.
En revanche, la fonction politique des Etats-Unis ne fait plus l'unanimité. Un grand nombre de pays continuent certes d'adhérer à ce rôle d'égalisateur des puissances joué par l'Amérique, notamment contre les ambitions d'un leadership franco-allemand : il n'est un secret pour personne que la déclaration sur l'Irak, lors du sommet de l'Elysée, en février 2003, fut perçue par un certain nombre de partenaires comme un abus de pouvoir, les deux pays dépassant le rôle qui leur est reconnu comme moteur institutionnel de l'Union pour un rôle de moteur politique perçu, lui, comme illégitime. Les divisions européennes du printemps 2003 doivent donc beaucoup à une série de règlements de compte intra-européens, au plus fort d'ailleurs des débats au sein de la Convention. En revanche, pour d'autres pays européens, cette fonction politique du leadership américain en Europe est devenue contestable : par son style sans doute, mais aussi en raison de ce paradoxe évident d'une administration américaine révolutionnaire à l'égard de l'ordre international et des équilibres au Moyen-Orient, mais extrêmement conservatrice sur l'ordre européen et le statu quo atlantique - l'évolution allemande étant ici remarquable.
Autrement dit, un certain nombre de pays européens sont brutalement sortis, via la crise irakienne, du paradigme de la guerre froide qui faisait de l'Amérique le protecteur absolu de l'Europe et l'égalisateur ultime des ambitions européennes. D'autres pays en revanche, et en particulier les nouveaux membres de l'Union européenne, ont un intérêt fondamental à conserver intact ce paradigme. Quant aux Etats-Unis, ils contestent ou valorisent leur fonction atlantique selon les cas et selon leurs besoins, se montrant très désinvoltes sur la fonction « collective » de l'Alliance militaire et simultanément inflexibles sur le primat de leur leadership politique en Europe.
Ce constat ne préjuge guère des évolutions possibles aux Etats-Unis : le contexte électoral, les écueils rencontrés en Irak et au Moyen-Orient peuvent aussi bien susciter des crispations autoritaires que ramener les Etats-Unis sur la voie moyenne d'un partenariat transatlantique. Si les Européens n'ont guère de possibilité d'influencer l'évolution profonde de l'Amérique, ils ont en revanche l'obligation urgente de tenter de réconcilier leurs propres visions - très différentes - de l'avenir européen. Rédiger ensemble une stratégie de sécurité est sans doute une étape fondamentale pour le renforcement du rôle global de l'Union. Mais parler ensemble de l'Amérique serait tout aussi urgent : il est surréaliste en effet que les Vingt-Cinq, si enclins à discuter de tout et sur tout, s'interdisent précisément de réfléchir ensemble à l'essentiel, en l'occurrence aux évolutions possibles du seul partenaire absolument déterminant pour l'avenir du système international.

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[1] Par rapport à 2001, où le National Defense Authorization Act représentait 335 milliards de dollars, le chiffre prévu pour 2004 est de 399 milliards, sans compter les deux rallonges obtenues du Congrès en avril 2003 (79 milliards) et demandées en septembre (87 milliards). (Source : Office of Management and Budget.)
[2] Javier Solana, Une Europe sûre dans un monde meilleur
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Pierre Hassner, « Vers l'état d'exception permanent ? », Le Monde, 24 juin 2003.
[6] Cité dans Laurent Zecchini, « Etats-Unis et Europe : le grand écart des budgets de défense », Le Monde, 6 février 2002.
[7] National Security Strategy, p. 6.
[8] Georges W. Bush, Knoxville Civic Center, Tennessee, 8 avril 2002.
[9] Paul Wolfowitz, 38ème&nbsp; conférence de la Wehrkunde, Munich, 4 février 2002.
[10] Donald Rumfsfeld, Remarks to the Marshall Center 10th anniversary, Garmish, 11 juin 2003.
[11] « Why the rest of the world hates America ? », International Herald Tribune, 2 juin 2003.
[12] Transatlantic Trends 2003, the German Marshall Fund, 4 septembre 2003.
[13] Javier Solana, « Europe and America: partners of choice », allocution au dîner annuel de la Foreign Policy Association, New York, 7 mai 2003.
[14] Une Europe sûre ..., op. cit.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Dans International Herald Tribune, 1er septembre 2003.
[19] Judy Dempsey, Financial Times, 27 janvier 2003.
[20] L'expression chocolate makers, pour désigner les quatre pays à l'initiative de Tervuren, fut utilisée par Richard Boucher, porte-parole du département d'Etat. Cité dans « US derides plan to build EU command », International Herald Tribune, 3 septembre 2003.
[21] Souligné par l'auteur.
[22] Nicholas Burns, « The new NATO: healing the rift », Remarks to the Konrad Adenauer Foundation, Bruxelles, 27 mai 2003.
[23] Discours de C. Rice devant l'IISS, Londres, 26 juin 2003
[24] Javier Solana, discours lors du dîner annuel, op. cit.
[25] John Hulsman, « Comment empêcher l'Europe de nuire », Courrier international, 6-12 mars 2003.
[26] Tony Blair, Discours devant le Congrès américain, cité dans Le Monde, 19 juillet 2003.
[27] International sondage, The PEW Research Center for the People and the Press, publié le 29 mai 2003.
[28] Transatlantic Trends 2003, op. cit.
[29] Pour une analyse détaillée, voir Nicole Gnesotto, La puissance et l'Europe, Presses de Sciences Po, Paris, 1998.