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Bush II : un grand défi pour l'Europe
Récemment, plusieurs sondages internationaux montraient qu’une très large majorité de citoyens du monde « votait » Kerry. Après la victoire confortable de George Bush, cette très grande majorité doit être déçue. Ou furieuse. Ou inquiète. Dans tous les cas, obligée de vivre avec une Amérique qui a décidé, très démocratiquement, que les valeurs ultra-conservatrices et la politique militaire de George Bush étaient désormais les véritables incarnations de la démocratie américaine.
Pour beaucoup, ce choix représente d’abord une énigme qui ouvre elle-même sur un abîme de questions. Les Etats-Unis sont-ils à l’avant-garde d’un mouvement moralo-conservateur qui finira bientôt par affecter les démocraties européennes ou s’agit-il d’une « exception américaine », au sens où l’on pouvait jadis parler d’une « exception française » au sein de l’alliance occidentale ? Quel lien s’établira-t-il entre l’indéniable leadership moral de George Bush à l’intérieur de l’Amérique et l’incontestable effondrement du leadership international des Etats-Unis depuis la guerre en Irak ? Sur quel mode les relations euro-américaines vont-elles désormais se jouer ?
Vu d’Europe, la première différence avec la précédente Administration concerne l’ampleur du succès de George Bush. Ceux qui naguère distinguaient Bush de l’Amérique – en critiquant la politique du premier tout en continuant d’aimer et de respecter les valeurs incarnées par le « rêve » américain – pourront difficilement désormais se rassurer par une telle distinction. La victoire de Bush 2 n’a rien d’une usurpation : le président est en phase avec une large majorité de la société américaine, et sa légitimité ne fait pas plus de doute que le virage à droite des Etats-Unis. C’est cette Amérique-là qui sera désormais le partenaire politique de l’Europe, et les profondes divisions de la société américaine ne sauraient servir à masquer cette brutale réalité.
La deuxième leçon ressemble à un paradoxe : alors que le grand schelem des Républicains à la présidence et au Congres représente un événement politique majeur, pour les Etats-Unis comme pour l’ensemble du monde, les électeurs de George Bush se sont situés en dehors de la politique : les sondages de sortie des urnes montrent en effet que les plus concernés par les questions économiques et par la guerre en Irak ont voté Kerry, alors que les plus attentifs aux questions morales et au terrorisme (perçu comme une guerre du Bien contre le Mal) ont voté Bush, même au détriment de leur propres intérêts économiques.
Autrement dit, la première puissance politique du monde est aussi celle où la politique – c’est-à-dire le mode de relations entre des citoyens - est largement moins déterminante que la religion – c’est-à-dire le mode de relations entre un homme et Dieu. Pour l’Union européenne, dont la récente Constitution exclut à l’inverse toute identification à une religion particulière, cette nouvelle donne américaine représente un défi de taille.
Au niveau des sociétés, tous les ingrédients sont donc présents pour nourrir le fossé, voire le divorce culturel. Au sein de la « rue européenne », il ne fait guère de doute que le sentiment dominant aujourd’hui cumule amertume et inquiétude. Les valeurs qui, aux Etats-Unis, portent un candidat au pouvoir (présidentiel) sont exactement celles qui, en Europe, obligent un candidat (à la Commission européenne) à démissionner de ses fonctions : l’intolérance sociale, le fondamentalisme religieux, l’apologie de l’inégalité des sexes notamment.
Sur toutes les questions fondamentales de société, comme sur les principes de politique internationale - droit de la guerre, respect des normes internationales, négociations multilatérales - ces différences peuvent transformer le divorce en rupture et la communauté de valeurs entre l’Europe et les Etats-Unis aura dès lors vécu. Il demeurera certes des intérêts communs, des analyses parfois convergentes, des besoins parfois réciproques, mais point de vision commune du monde et du rôle des démocraties, de définition commune de la liberté et de la justice, rien peut-être qu’une immense et impuissante nostalgie.
On peut certes regretter cette fracture culturelle entre les plus intimes alliés du XX° siècle ; on peut aussi s’inquiéter des conséquences politiques d’une telle dérive culturelle et morale entre les deux continents. Il ne manquera pas d’ailleurs de faux apôtres pour prôner, au nom de la solidarité transatlantique et de la communauté de valeurs historique entre l’Europe et l’Amérique, une adhésion progressive des Européens au « modèle » américain. Or les sociétés européennes n’ont rien à renier de leur différence. Même si des forces obscurantistes existent aussi sur le continent, l’immense majorité des Européens ne se reconnaît pas dans les contre-valeurs du fondamentalisme religieux américain, et ceci doit rester objet de fierté.
S’agissant des gouvernements européens, l’analyse est bien évidemment différente. Tous attendent de cette nouvelle présidence l’occasion d’une nouvelle phase de coopération transatlantique. Mais, contrairement à ce qui aurait pu être normal si Kerry avait gagné les élections, on voit mal pourquoi l’initiative d’une telle refondation devrait venir des Européens : la balle qui permettra de ressouder quelque peu les énormes divisions créées par l’intervention américaine en Irak est de toute évidence dans le camp américain.
Il est bien sûr trop tôt pour tenter des prévisions sérieuses, tant l’avenir dépendra de la composition et des orientations de la nouvelle Administration républicaine. Deux options semblent toutefois ouvertes. Soit la présidence républicaine compense la faillite de son action internationale par l’arrogance issue de sa victoire nationale : et le pire est devant nous. Un pire qui pourrait prendre lui-même deux visages : celui d’une division accrue des Européens, entre les partisans de l’allégeance ou de la résistance.
Mais celui aussi d’une construction collective de l’Europe contre l’Amérique, parce qu’elle signifierait que les Etats-Unis auraient définitivement rompu avec le code attendu des puissances démocratiques. Soit, à l’inverse, l’isolement de l’Amérique sur la scène mondiale et l’impuissance qu’elle en retire amènent la nouvelle Administration à un certain réalisme international : de nouvelles pistes de coopération euro-américaine peuvent alors s’ouvrir. Dans l’un et l’autre cas toutefois, le retour au modèle des alliances transatlantiques antérieur au 11 septembre 2001 semble parfaitement irréaliste.
Reste la question de l’attitude américaine à l’égard de l’Union elle-même. La précédente équipe n’avait guère fait mystère de ses préférences : priorité aux relations bilatérales avec chacun des pays européens, système de pressions, de valorisations et de punitions différenciées selon le plus ou moins grand degré d’allégeance de chacun, refus de traiter l’Union comme autre chose qu’un partenaire économique, voire tentative de « désintégrer » l’Union politique des Européens. On peut tout à fait craindre le maintien, voire le renforcement de cette stratégie.
Mais on ne peut exclure totalement que le réalisme l’emporte sur l’idéologie. Après tout, le bilan de cette politique américaine est plus qu’ambigu : les Européens se sont certes divisés sur l’Irak, mais ces crises intra-européennes n’ont empêché ni la montée en puissance de la défense européenne, ni les retrouvailles à 25 sur une stratégie de sécurité spécifique à l’Union, ni les initiatives franco-germano-britanniques sur l’Iran, ni la signature de la Constitution européenne. Simultanément, la division politique de l’Union sur l’Irak s’est traduite par une réduction drastique de l’aide que les Etats-Unis pouvaient espérer de la part de leurs alliés européens : autrement dit, la division des Européens empêche peut-être l’émergence d’une Europe politique mais elle diminue d’abord et surtout les moyens de l’Amérique. Dans l’état d’isolement où celle-ci se retrouve en Irak, on se plaît à penser que même les idéologues savent lire un bilan.