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L’Europe doit repenser l’Union
L’énorme cacophonie stratégique qui n’en finit pas d’émerger des ruines du World Trade Center affectera aussi les règles et la dynamique traditionnelles de la construction européenne. Moteurs d’intégration accrue, les attentats du 11 septembre le seront au moins pour trois raisons.
Toute menace est fédératrice, et a fortiori la pire des inconnues. L’immédiate solidarité atlantique manifestée à l’Otan au lendemain des attentats a renforcé aussi l’expression d’une solidarité européenne instinctive. Qui peut le plus peut le moins : la vulnérabilité soudaine de l’Amérique a démultiplié chez les Quinze les sentiments de fragilité historique de chacun et exacerbé l’urgence de politiques préventives ou protectrices communes. Ce qui était impossible devient plus que nécessaire, ce qui semblait souhaitable se révèle obligatoire : la création d’un mandat d’arrêt européen, le renforcement des coopérations policières et judiciaires étaient à l’ordre du jour théorique de l’Union, elles vont en devenir une pratique quotidienne et partagée.
Négation frontale du politique, le " globalterrorisme " du 11 septembre oblige ensuite les démocraties européennes à rétablir d’urgence le primat du politique sur l’ensemble des activités extérieures de l’Union. Retrouver une cohérence, repenser une vision globale du monde, privilégier le volontarisme des Etats sur les lois anonymes du laissez-faire laissez-passer, ces nécessités vont contraindre les Européens à repenser l’Union comme un projet d’abord politique, quitte à bousculer les clivages institutionnels habituels.
Le bouleversement des priorités sécuritaires est un troisième facteur d’intégration possible. Si l’attentat du 11 novembre nous a fait brutalement changer de monde stratégique, il n’en a pas supprimé pour autant les autres crises réelles. Dans les Balkans, les Européens se retrouveront à nu. Totalement investie dans la lutte anti-terroriste, il est probable en effet que l’Amérique sépare l’essentiel du secondaire et exige des Européens qu’ils assument seuls la tâche de stabilisation du Kosovo ou de la Macédoine. Chacun son premier rôle. Pour les Quinze, qui avaient fixé à 2003 la constitution de leur force de projection commune, l’accélération des efforts de défense européenne va devenir impérieuse, tant sur le plan financier que militaire, tout autant en tout cas que la protection anti-terroriste : or à moyens limités et échéance urgente, l’intégration reste l’une des meilleures réponses.
Pour autant, les risques de dilution des intégrations européennes existent. D’abord parce que toute question de vie et de mort redonne aux Etats-nations une légitimité et une autonomie accrues. Coopérer n’est pas forcément intégrer. La lutte anti-terroriste suppose aussi le renforcement des appareils et des services étatiques, plus ou moins secrets, la menace d’attentats renforce le sentiment d’appartenance territoriale des populations, la protection des citoyens remet l’intérêt national au premier rang des priorités de tout gouvernement élu.
Ensuite, parce que le besoin de protection ne passe plus forcément par les rouages de l’intégration existante. C’est vrai pour le contrôle des frontières, des capitaux illicites, des flux d'immigration : un certain détricotage des acquis de Schengen, voire du Marché unique sur la libre circulation des personnes et des biens, sera peut-être nécessaire. Davantage d’exigences sécuritaires à l’égard des pays candidats à l’adhésion aussi. Toute la difficulté sera de moduler l’exceptionnel et l’habituel, le transitoire et le retour programmé à la pratique comme aux objectifs de l’intégration européenne la plus large possible.
Surtout, les partenaires européens vont se retrouver englués dans les dilemmes traditionnels des démocraties bourgeoises face à la violence aveugle. Les considération intérieures, l’angoisse diffuse des populations, la part d’irrationnel qui semble dominer désormais le monde, sont autant de facteurs de division possible entre les Européens, et entre ceux-ci et l’Amérique, lorsque l’heure de la riposte aura commencé de sonner. Trois de ces dilemmes sont déjà sensibles. L’équilibre entre le policier et le politique d’une part, ou comment renforcer la protection physique des populations sans remettre en cause les bases mêmes de la démocratie politique. Peut-on tuer pour protéger, faut-il restreindre les libertés individuelles de tous pour traquer la folie suicidaire de quelques uns ? Au moins deux grands pays européens, l’Allemagne et l’Italie, et dans une moindre mesure la France, ont traversé dans les années soixante dix de tels affres collectifs. Or la démocratie a toujours triomphé.
Rapporté à la politique étrangère, ce dilemme devient celui de l’exigence éthique contre l’efficacité de la realpolitik. Pour vaincre le terrorisme, les démocraties doivent-elles nouer les pires des alliances, abjurer leur attachement aux droits de l’homme au nom de la solidité des coalitions, ignorer le destin des peuples pour assurer la survie du système étatique ? Sous la menace nucléaire, la guerre froide fut sans doute l’un des exemple les plus tragiques de mise en veilleuse du droit des hommes (de l’Est) au nom de la survie de l’humanité. Mais jamais totalement toutefois le principe d’ordre n’effaça l’exigence de liberté, comme en témoignent tous les correctifs inventés alors, l’ostpolitik, la détente, le processus d’Helsinki, le soutien à la dissidence, etc…
Dans l’élaboration enfin d’une stratégie globale, c’est entre la punition et la prévention, la réponse militaire et le long terme politique, que se jouent déjà les risques de clivages. Revenir aux sources, intégrer l’inégale répartition des richesses mondiales comme un élément majeur de la sécurité, s’engager sérieusement dans une politique de développement qui atténuera notre image d’accapareurs du XXI° siècle sont des priorités tout aussi urgentes que l’éradication punitive des réseaux terroristes, et la condition même du succès. Les Européens sont naturellement plus familiers de cette approche que ne l’est aujourd’hui l’administration américaine, obsédée à juste titre par la punition exemplaire des coupables. Encore faut-il que cette profession de vertu internationale ne dédouane pas d’une analyse sérieuse du sous-développement, ni ne devienne une rengaine échappatoire des Européens, perçue comme telle à Washington : les Quinze seront en effet d’autant plus à même d’influencer la stratégie des Etats-Unis qu’ils les soutiendront sans failles dans la guerre anti-terroriste qu’exige aussi la légitime défense de toutes les démocraties.