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Europe-Etats-Unis : ni allégeance, ni affrontement
Ce n’est pas l’Irak qui divise les Européens, c’est leur rapport à l’Amérique. Aucun gouvernement européen n’a jamais pris la défense du dictateur irakien, aucun ne nie non plus la menace que représente un Irak potentiellement doté d’armes de destruction massive et tous font du désarmement de l’Irak, sous l’égide des Nations Unies, l’une des priorités de la communauté internationale. En revanche, cette unité européenne se fissure lorsqu’il s’agit de se positionner par rapport à la politique américaine : en dépit, ou à cause des inconnues sur les risques d’un éventuel conflit en Irak, un certain nombre de gouvernements estiment que le soutien à l’Amérique doit primer toute autre considération parce que, dans ce monde anarchique ouvert par les attentats du 11 septembre 2001, tout vaut mieux qu’une crise ou qu’une distanciation avec l’Amérique. Ce principe peut être jugé très simpliste ou très sage : il mérite en tout cas réflexion.
Rappelons d’abord que ce clivage européen par rapport à la puissance américaine n’a rien de nouveau. Il est même constitutif de l’Europe politique telle qu’elle se construit difficilement depuis des décennies, et permet de rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’Union : sur le concept mal défini d’autonomie européenne, sur les relations entre la défense européenne et l’alliance atlantique, sur les ambitions de la PESC et du rôle de l’Union dans le monde. Tout le génie des Européens fut pourtant de pouvoir progresser malgré tout, en matière de politique étrangère et de défense commune, sur la base de ces différences de vision quant au rôle de l’Amérique. Alors pourquoi sortir brutalement aujourd’hui de cette ambiguïté ?
Et pourquoi maintenant, alors qu’il n’y a pas si longtemps, en 2002 précisément, les dirigeants européens prenaient plutôt la plume pour la défense et l’illustration d’une certaine spécificité européenne en matière de lutte anti-terroriste et de gestion des crises ? Trois éléments ont joué semble-t-il un rôle déterminant. Tactiquement d’une part, le télescopage entre le calendrier irakien et les grandes manœuvres de la Convention a certainement joué un rôle : le redémarrage du moteur franco-allemand a irrité, dans la forme comme dans la substance, plus d’un partenaire européen inquiet, soit d’une prétention au leadership jugée déplacée dans une Europe à 25, soit d’une dérive intergouvernementale susceptible de bouleverser les équilibres institutionnels de l’Union au bénéfice du Conseil. A cet égard d’ailleurs, on ne peut être que frappé par le caractère hétéroclite des signataires de l’article, où l’on retrouve pêle-mêle des pays plutôt favorables à la Commission et d’autres, en premier chef la Grande Bretagne, plus proches des préférences françaises sur le primat du Conseil européen. Un deuxième élément d’explication réside dans la crise structurelle qui affecte, depuis le 11 septembre, les institutions de sécurité européenne, au premier chef l’OTAN : en dépit des rhétoriques officielles, la plupart des pays européens s’interrogent sur la valeur d’une Alliance atlantique dont les responsables américains eux-mêmes relativisent désormais le rôle. Or si l’institution OTAN ne joue plus son rôle collectif de réassurance, alors que l’Union est loin d’avoir acquis sa légitimité en la matière, que reste-t-il d’autre que la relation bilatérale avec les Etats-Unis ? Le troisième élément, sans doute plus fondamental, tient à la spécificité très idéologique de cette administration américaine : « qui n’est pas avec nous est contre nous », tel est en effet le concept censé déterminer, aux yeux de Washington, le nouveau système international dont l’Amérique est désormais le pivot. Et déterminer aussi les alliances de circonstance dont les Etats-Unis déclarent désormais se satisfaire. Or le propre d’une relation bilatérale avec les Etats-Unis est qu’elle ne permet pas de sortir du piège que représente une telle sommation.
Vu de Washington, il ne semble en effet y avoir d’autres options pour les Européens que de se déclarer ami ou ennemi de l’Amérique – alors que celle-ci possèderait de toutes façons l’option de faire « sans » les Européens. Ainsi posée, et alors que le différentiel de puissance fait aujourd’hui de l’Amérique le véritable élément structurant du système international, une telle alternative est évidemment illusoire : que ce soit par conviction ou par calcul, pour le partage des valeurs ou la realpolitik des rapports de force, par résignation ou désir d’influencer les choix américains, on voit mal en effet comment les démocraties européennes pourraient choisir autre chose que l’alliance avec l’Amérique. Pour la Politique étrangère européenne en construction, l’alternative ne laisserait d’ailleurs ouverte que deux cas de figure : sur les sujets jugés peu importants par les Etats-Unis, la PESC serait possible et légitime. En revanche, sur des sujets considérés comme vitaux par les Etats-Unis, la politique étrangère européenne serait américaine ou ne serait pas.
Mais est-ce ainsi que la question doit être posée ? Cinquante années d’alliance euro-atlantique, bâtie sur tant de valeurs communes et de combats pour la démocratie, ne peuvent-elles produire in fine autre chose que le diktat « avec ou contre nous » ? Cinquante années de construction politique de l’Europe ne peuvent-elles produire autre chose que des réflexes de positionnements nationaux par rapport à l’Amérique ? Dans la gestion des crises de ce nouveau monde, l’auto-suffisance de la puissance américaine n’est-elle pas aussi illusoire que la marginalisation annoncée de l’Union ? La grande erreur des Européens est de ne pas croire à leur capacité d’influence collective sur l’Amérique. La grande force de l’Union c’est qu’elle seule peut aider chacune des nations, y compris la démocratie américaine, à s’extirper de cet absurde et mortel dilemme de l’allégeance ou de l’affrontement.