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La politique de sécurité de l'Allemagne
Sous l'effet de l'implosion de l'URSS, d'un côté, et de la mondialisation, de l'autre, le contexte stratégique a complètement changé au cours des 15 dernières années. De nouvelles menaces telles que l'hyper-terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et le crime organisé ont remplacé le danger d'une confrontation militaire massive. Ces menaces ignorent les frontières nationales ; elles sont imprévisibles et complexes, géneralement non militaires et émanent souvent d'acteurs non étatiques. Dans le même temps, des crises régionales ont émergé à la périphérie de l'Europe, en Afrique et dans une vaste zone d'instabilité du Maghreb à l'Asie de Sud. Ces crises sont souvent nourries par la pauvreté et le sous-développement et peuvent avoir des répercussions directes et indirectes sur l'Europe.
Adapter la politique de sécurité à ce nouvel environnement a été — et demeure — un défi de taille pour tous les pays européens. Toutefois, cette adaptation a demandé un effort particulier à l'Allemagne, qui a simultanément été contrainte à réinventer son identité nationale et son rôle en tant qu'acteur international.
Pendant plus de 40 ans, humiliée par son passé, divisée en deux, occupée par les puissances victorieuses, limitée dans sa souveraineté, et champs de bataille potentiel d'une confrontation militaire entre les deux blocs, l'Allemagne a subi les conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Avec la chute du mur, tout a changé : l'Allemagne s'est subitement retrouvée unifiée et souveraine, entourée de voisins amis. Un pays à nouveau «normal», dans lequel beaucoup virent, grâce à son potentiel économique, sa population et sa situation géographique, un leader «naturel» de la nouvelle Europe.
Pourtant, la réunification a provoqué un choc culturel et économique qui a lourdement pesé sur la nouvelle Allemagne et sa politique de sécurité. Dans ce contexte difficile, la classe politique et la population, fortement marquées par l'héritage psychologique de la guerre froide, ont du passer par un processus d'apprentissage parfois douloureux et encore inachevé.
<i>Le rôle nouveau de la Bundeswehr</i>
Les difficultés d'adaptation ont été mises en évidence par le débat sur le rôle de la Bundeswehr. Depuis le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, l'utilisation des forces armées a été doublement restreinte : juridiquement par la Constitution, et politiquement par le pacifisme de l'opinion publique, persuadée que l'usage de la force n'était légitime que pour la défense du pays. Il existait ainsi un large consensus sur le principe «Nie wieder Krieg» (plus jamais la guerre) et sur une politique stricte de non-interventionnisme, barrière extrêmement importante contre tout emploi de la Bundeswehr hors du territoire.
Cette attitude a commencé à évoluer dans les années 1990. Avec la guerre du Golfe (1991), la question d'une participation allemande à une guerre hors d'Europe s'est posée pour la première fois. A l'époque, les Alliés se sont montrés plutôt compréhensifs vis-à-vis des réticences allemandes, acceptant que la contribution soit surtout financière. Cet épisode a pourtant ouvert le débat sur la légitimité des interventions militaires qui allait marquer la scène politique du pays tout au long des années 1990.
Poussés par des évènements extérieurs, les gouvernements Kohl, puis Schröder ont ainsi développé une approche progressive pour habituer le pays aux nouvelles réalités. Les premiers déploiements allemands dans le cadre des missions de l'ONU ont eu lieu en 1992 au Cambodge et, l'année suivante, en Somalie. Il s'agissait alors de contributions modestes, limitées respectivement à l'aide humanitaire et au soutien logistique. Mais les choses ont vite évolué : le 12 juillet 1994, la Cour constitutionnelle confirma que la Bundeswehr pouvait participer à des missions onusiennes hors de la zone géographique de l'OTAN, sous réserve de l'approbation du Bundestag. Ce jugement ouvrit la porte à des déploiements plus importants et dangereux : Bosnie (1995), Kosovo (1999) puis Afghanistan (2002). Aujourd'hui, environ 6200 soldats allemands sont déployés dans le monde, notamment dans les Balkans et en Afghanistan.
Paradoxalement, cette évolution n'aurait guère été possible sans les élections législatives 1998 et la victoire de la gauche, jusque-là particulièrement réticente vis-à-vis des déploiements militaires. En 1995, le SPD déclarait encore que l'envoi d'avions de combat en Bosnie ne pouvait être envisagé «à cause du passé» ; pourtant, quelques mois seulement après son arrivée au pouvoir, le tandem Schröder/Fischer décidait de participer à l'opération de l'OTAN au Kosovo. Deux ans plus tard, le Chancelier recourrait au vote de confiance pour «imposer»l'envoi des troupes en Afghanistan. Le revirement fut donc rapide et profond. Certes, Joschka Fischer en particulier s'était battu déjà depuis 1995 pour convaincre la gauche de la légitimité d'intervenir militairement en cas de violation grave des droits de l'homme. Selon lui, la leçon de l'histoire allemande devrait être «Nie wieder Ausschwitz» au lieu de «Nie wieder Krieg». Toutefois, seules les responsabilités du pouvoir ont pu obliger l'aile gauche du SPD et les Verts à suivre ces appels.
Grâce à ce revirement, il existe aujourd'hui un vaste consensus sur le rôle nouveau de la Bundeswehr, englobant (presque) tout le spectre politique. Il serait toutefois risqué de considérer ce consensus comme un acquis irréversible. Selon un sondage récent, la majorité des Allemands conserve une attitude de scepticisme, voire d'hostilité, vis-à-vis des interventions militaires à l'étranger. Le consensus se limite donc surtout à la classe politique ; l'opinion publique a appris à accepter les déploiements, mais reste réservée et prudente. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que, jusqu'à présent, les missions de la Bundeswehr impliquaient des risques, mais rarement des situations de combat. Les pertes restaient donc limitées et dues à des accidents - jusqu'en 2003, où quatre soldats allemands ont été tués par une attaque terroriste en Afghanistan. Un incident plus sanglant pourrait sans doute mobiliser les réticences latentes de beaucoup d'Allemands et serait donc un test difficile pour tout gouvernement.
<i>L'armée en pleine mutation</i>
Pour faire face à ses nouvelles missions, la Bundeswehr a dû traverser une vaste transformation structurelle. Adapter les forces armées, organisées depuis toujours pour la défense territoriale à des opérations menées parfois loin des frontières nationales, était par définition un défi énorme. A cela est venue s'ajouter la dissolution de la Nationale Volksarmee (NVA) de l'ex-RDA et son intégration (partielle) dans la Bundeswehr. Il en a résulté un processus permanent de réforme interne, mené, de surcroît, dans un contexte budgétaire très difficile. Last but not least, ces réformes furent accompagnées d'un débat de plus en plus virulent sur les vertus de la conscription.
Entre 1990 et 1994, les forces armées (Bundeswehr et NVA) ont été ramenées de 510.000 à 340.000, chiffre encore en dessous du seuil défini dans le Zwei-plus-Vier-Vertrag de 1990, qui scella la souveraineté retrouvée de l'Allemagne réunifiée. A peine la dissolution de la NVA accomplie, la Bundeswehr fut réorganisée en deux catégories : Hauptverteidigungskräfte (HVK), responsables de la défense territoriale, et Krisenreaktionskräfte (KRK), responsables des opérations à l'étranger. Aux KRK fut joint le Kommando Spezialkräfte (KSK), Force spéciale capable d'opérer sur tous les théâtres du globe. Le nombre d'appelés était alors de 135.000.
A peine ces changements avaient-ils été achevés qu'en en mai 2000, la commission dirigée par l'ancien président Richard von Weizsäcker remit son rapport sur l'avenir de la Bundeswehr. Elle y détaillait la vision d'une armée dont la mission principale ne serait plus la défense territoriale, mais la gestion de crises. Afin d'avoir la capacité de mener deux missions simultanées et de durée indéterminée à l'étranger, la commission proposait l'augmentation des forces d'intervention à 140.000 soldats, appuyés par une base de soutien de 100.000 hommes. Cette base inclurait 30.000 appelés, la commission se prononçant à la majorité pour le maintien du service militaire.
Peu après, furent publiés deux autres rapports sur le même sujet : l'un émanait de l'inspecteur général de la Bundeswehr, l'autre du Centre de planification du ministère de la Défense. Les deux maintenaient l'accent sur la défense territoriale et prévoyaient un nombre total de soldats plus élevé que la commission Weizsäcker. Finalement, les différents rapports furent regroupés dans un concept, approuvé en juin 2000, mêlant aspirations de défense territoriale et de projection de forces. Les KRK furent rebaptisées Einsatzkräfte et leur nombre passa à 150.000, les HVK devinrent la Militärische Grundorganisation avec 105.000 hommes. Le document tablait sur 70.000 appelés ainsi qu'un Verteidigungsumfang (en temps de guerre) de 500.000 hommes et était censé être implanté en 2006.
Ce projet se révéla toutefois transitoire lui aussi : en mai 2003, le ministère de la Défense présenta une nouvelle Verteidigungspolitische Richtlinie, privilégiant clairement la projection de forces. En août 2004, cette orientation fut confirmée. Une nouvelle conception de la Bundeswehr remplaçait la distinction entre forces de projection et forces de défense territoriale par trois nouvelles catégories : 35 000 Eingreifkräfte mobilisables en quelques jours pour des opérations de haute intensité ; 70 000 Stabilisierungskräfte déployables en quelques semaines pour des opérations de moyenne intensité ; 147 500 Unterstützungskräfte ; effectifs auxquels il convient d'ajouter 75 000 civils. Avec le «Berliner Erlass» de janvier 2005, la Bundeswehr a aussi vu le Generalinspekteur devenir de fait le chef d'état-major des armées, position qui n'existait pas pour des raisons historiques.
L'inflation des concepts illustre combien la traduction de l'évolution politique au niveau conceptuel était un exercice complexe et controversé. L'adaptation des structures aux nouveaux concepts est une tâche encore plus difficile, ralentie non seulement par l'inertie propre à tout appareil militaire et bureaucratique, mais aussi par les contraintes budgétaires. Le budget de défense allemand a en effet fortement baissé au début des années 1990 et stagne depuis 1995 à un niveau relativement bas(1). En conséquence, la transformation de la Bundeswehr se heurte à de graves problèmes financiers. Les fonds d'investissement n'assurent guère le financement des nombreux programmes d'équipement en cours ou prévus, et l'état général des finances publiques ne permet pas une augmentation substantielle du budget de défense dans un avenir prévisible.
<i>Vers une approche de sécurité globale</i>
Les forces armées sont aujourd'hui acceptées comme un instrument de l'action extérieure, mais l'héritage pacifique de la RFA induit une forte réticence vis-à-vis de l'utilisation de la force. Le militaire reste l'outil de dernier recours, tandis que les moyens civils sont au centre de l'action extérieure. Cette priorité est une conséquence de l'histoire allemande, mais elle correspond aussi à la complexité du monde d`aujourd`hui. En effet, face aux crises actuelles, toute une gamme d'instruments est nécessaire, dont le militaire n'est qu'un exemple (et normalement pas le plus important), et il faut poursuivre une approche de long terme visant à prévenir plutôt qu'à les résoudre.
En 2004, le gouvernement Schröder a ainsi adopté un plan d'action intitulé «Zivile Krisenprävention, Konfliktlösung und Friedenskonsolidierung». L'objectif est d'impliquer les politiques étrangères, de sécurité et de développement encore davantage dans la prévention civile des crises, et de faire davantage recours aux politiques industrielle, financière et environnementale. Dans cette perspective, la prévention des crises est considérée comme une tâche transversale dont le succès dépend de la cohérence de l'action des différents acteurs nationaux et internationaux, étatique et non étatique. L'amélioration des conditions de vie (par des mesures économiques, sociétales et environnementales), la mise en place de structures étatiques viables (Etat de droit, démocratie, droits de l'Homme et sécurité) et le développement de la société civile (médias, culture et éducation) sont identifiés comme axes majeurs. Quant aux domaines globaux de la prévention des crises, le plan d'action cite notamment la non-prolifération, le désarmement et le traitement juridique des conflits.
La nécessité de combiner des politiques et des instruments différents se pose non seulement pour la prévention des crises, mais aussi pour la lutte contre les nouvelles menaces. En même temps, la nature transnationale et non étatique de ces dernières met en question la distinction traditionnelle entre sécurité extérieure et intérieure.
A cet égard, la lutte contre l'hyper-terrorisme d'Al-Qaida est instructive : sur le front extérieur, la RFA est un membre actif de la coalition antiterroriste. Cet engagement inclut la participation militaire à l'opération Enduring Freedom dans le Golfe d'Aden et à l'ISAF en Afghanistan, mais aussi des activités diplomatiques telles que la conférence internationale sur l'Afghanistan en 2002 à Bonn.
Sur le front intérieur, le gouvernement fédéral a pris de nombreuses mesures pour renforcer le dispositif antiterroriste : immédiatement après les attentats à New York, un budget additionnel de 3 milliards d'euros fut voté pour renforcer les différents services concernés. Début 2002, le Bundestag a adopté une loi spéciale, amendant et durcissant un grand nombre de lois et de réglementations persistantes déjà en place (blanchissement d'argent, droit d'association, etc.). Ces initiatives nationales ont été coordonnées avec et complétées par des mesures décidées au niveau de l'UE (suite notamment aux attentats de Madrid et de Londres).
Développer et appliquer une stratégie cohérente contre les menaces transnationales est d'autant plus difficile qu'une telle action implique une multitude d'acteurs différents avec des compétences, des traditions et des intérêts très variés. Cela suppose en particulier une coordination étroite, d'abord entre les instances nationales, et ensuite aux niveaux européen et international. En Allemagne, cette coordination est particulièrement complexe car les Länder ont pleine autorité sur la police et le renseignement intérieur.
Au niveau national, le Bundessicherheitsrat coordonne la politique de sécurité et de défense. Réunissant le Chancelier et le directeur de la Chancellerie (qui coordonne les services secrets fédéraux) ainsi que les ministres des Affaires étrangères, de la Défense, des Finances, de la Justice, de l'Economie et du Développement, il reflète bien l'approche globale de sécurité. La responsabilité des questions de sécurité intérieure incombe, par contre, au Sicherheitskabinett, qui réunit le Chancelier, les ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères, ainsi que des représentants des agences fédérales de renseignement (Bundesamt für Verfassungsschutz, BfV, et Bundesnachrichtendienst, BND) et de police (Bundeskriminalamt, BKA).
Les services de sécurité extérieure sont exclusivement des institutions fédérales (BND et Militärischer Abschirmdienst, MAD), tandis que les services de sécurité intérieure comportent des éléments fédéraux (BKA et BfV) et régionaux (pour chaque Land son propre Landeskriminalamt (LKA) et Landesamt für Verfassungsschutz (LfV)). Cette multitude de services et de partages de compétences fragmente considérablement les efforts de sécurité. Ainsi, le BKA n'a pas le droit d'intervenir de façon préventive, ceci étant réservé aux polices régionales (dont les LKA). De plus, pour des raisons historiques, il existe une séparation absolue («Trennungsgebot») entre polices et agences de renseignement, ce qui complique la circulation d'informations.
Afin de mieux gérer la coopération entre différents services, le gouvernement a fondé en 2004 le Terrorismusabwehrzentrum à Berlin. Autour de représentants du BfV et du BKA, le centre regroupe des membres de tous les services fédéraux et régionaux. Toutefois, l'échange d'information doit se faire oralement, le «Trennungsgebot» étant toujours en vigueur, et le centre à été critiqué parfois pour son inefficacité. Aujourd'hui, d'aucuns demandent donc la création d'un Verfassungsschutz unique, une police fédérale regroupant le Bundesgrenzschutz, les Douanes et le BKA, ainsi que d'une banque de données commune. De telles réformes se heurtent pourtant à la résistance des Länder, jaloux de leurs prérogatives dans ce domaine.
<i>Les partenaires</i>
Qu'il s'agisse de missions militaires, de prévention civile des crises ou de lutte antiterroriste, la sécurité nécessite aujourd'hui plus que jamais une coopération internationale. Cette logique n'est pas nouvelle pour l'Allemagne, qui est, depuis les années 1950, fortement intégrée dans la construction européenne et l'Alliance atlantique. Ce qui est nouveau, par contre, est que l'Union européenne devient de plus en plus le centre de gravité de la politique de sécurité allemande. Plusieurs raisons expliquent ce développement :
Les relations germano-américaines ont changé : face à la complexité du monde d'aujourd'hui, les intérêts des deux côtés ne sont plus automatiquement identiques, et —- plus important encore — l'Allemagne peut désormais se permettre d'avoir des divergences avec Washington, la protection américaine n'étant plus la condition sine qua non de l'existence même du pays. De ce point de vue, le différend sur la guerre en Irak n'est pas un simple «accident», mais plutôt le signe d'un développement plus profond, qui s'est pourtant accéléré et renforcé avec les différences «idéologiques» entre l'administration Bush et la coalition rouge-verte. <br />Avec le développement de la PESD, l'UE est devenue un acteur de plein droit en matière de sécurité, disposant de toute la gamme d'instruments nécessaire pour une approche de sécurité globale. La stratégie de sécurité de l'Union (adoptée fin 2003) en particulier reflète parfaitement les préférences allemandes en la matière et est devenue le cadre de référence pour la politique allemande. En conséquence, il n'est pas surprenant que la réforme de la Bundeswehr soit aujourd'hui étroitement liée au développement des capacités militaires dans le cadre de la PESD. <br />En même temps, force est de constater l'émergence d'une nouvelle confiance en soi au sein de la classe politique allemande, qui se manifeste non seulement vis-à-vis des Etats-Unis, mais aussi vis-à-vis des autres Européens. La coalition rouge-verte a eu moins de mal à défendre les intérêts nationaux vis-à-vis des partenaires que ses prédécesseurs, même si elle n'a pas toujours était très adroite dans la définition et l'imposition de ces intérêts. Ces tendances ne sont pourtant pas spécifiques au gouvernement Schröder. Il s'agit plutôt de tendances lourdes qui s'inscrivent dans une logique historique : la prise de distance vis-à-vis des Etats-Unis est une conséquence du nouveau désordre mondial, la coopération européenne est inévitable face aux défis de la mondialisation, et l'accentuation des intérêts nationaux fait partie de l'apprentissage par l'Allemagne de la «normalité». Par conséquent, ces tendances continueront sans doute quelle que soit la coalition au pouvoir.