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Halte à la conspiration du silence !
Le plus fascinant dans la crise européenne est qu'elle plombe toutes les énergies, y compris la volonté d'en parler. Une sorte de conspiration du silence s'est en effet installée sur l'ensemble des pays européens, à tel point que l'on peut se demander s'il s'est vraiment passé quelque chose ou si la Constitution valait finalement l'importance vitale qu'on lui avait prêtée. Or tout est à débattre. A commencer par les fondements mêmes du projet européen. Le paradoxe de l'Europe, c'est qu'elle s'est en effet construite, depuis cinquante ans, sur autant d'objectifs consensuels que d'ambiguïtés fondamentales. Paix, prospérité, solidarité, tels étaient les trois piliers du contrat fondateur sur lequel se sont accordés de plus en plus d'Etats membres et de citoyens européens. Mais derrière ce triptyque unificateur existait un autre triptyque parfaitement conflictuel, sur les limites politiques, géographiques et transatlantiques du projet européen : autrement dit sur la finalité politique de l'intégration, sur les frontières de l'Union, sur le type de relations souhaitables avec l'allié américain, jamais, ni au sein de l'Europe des six, ni a fortiori dans l'Europe des vingt-cinq, il n'a été possible de définir un objectif et un intérêt communs. Les questions étaient majeures, mais leur solution pouvait attendre. Il est d'ailleurs remarquable que ces divergences n'aient que très peu hypothéqué la construction européenne durant ses cinq premières décennies d'existence, notamment dans ses aspects les plus visibles que sont le marché unique, l'euro, la politique de sécurité commune, l'élargissement progressif à d'autres pays européens. Même si, de façon récurrente, la France et la Grande-Bretagne s'empoignaient publi quement sur l'un ou l'autre de ces tabous fondateurs, la sagesse commune voulait que ces divergences soient mises à l'écart, rebaptisées positivement sous forme d'"ambiguïtés constructives", et que l'on avance ensemble le plus loin possible dans les marges de flou ouvertes par cet anonymat volontaire du projet européen. Tout cela dura aussi longtemps que le monde de l'après-guerre : aussi longtemps donc que l'Otan structura la relation de puissance entre les Etats-Unis et l'Europe, que le communisme gela la moitié du continent européen et que la prospérité économique restait un destin commun.
Or, c'est cet équilibre qui n'en finit pas de voler en éclats sous le triple effet de la mondialisation économique d'une part, du terrorisme puis de la guerre américaine en Irak d'autre part, de l'inflation galopante, enfin, du nombre de démocraties candidates à l'entrée dans l'Union. D'abord, et plus grave que tout, le doute s'est installé au coeur même des consensus fon dateurs. Toute une frange de pensée libérale pose en effet désormais une question naguère impensable : à l'heure de la mondialisation, l'échelon européen est-il le plus pertinent pour assurer la prospérité des nations européennes? Le principe de solidarité intra-européenne doit-il céder la place au libre jeu des concurrences nationales sur le marché mondial? Seul, semble-t-il, l'objectif de réconciliation et de paix entre les peuples européens échappe à la crise, tout simplement parce qu'il y a belle lurette que cet objectif est devenu la réalité quotidienne de l'Europe. Quant aux ambiguïtés mêmes du projet européen, elles ont atteint la limite au-delà de laquelle il n'est plus possible de biaiser : l'objectif de l'intégration européenne est-il de construire un pôle de puissance politique ou doit-elle s'arrêter là où commencent les souverainetés nationales? La relation avec les Etats-Unis laisse-t-elle une marge pour l'affirmation spécifique de l'Europe ou est-ce la cohésion des démocraties occidentales contre l'hostilité du monde qui devient l'objectif prioritaire? Les frontières de l'Union sont-elles celles d'un projet politique propre aux Européens ou doivent-elles se mouler sur l'horizon extensible de la démocratisation des autres pays? Tout cela fait beaucoup de questions. Difficiles souvent, légitimes toujours. Or de débats, point. A l'exception de la question turque, pas la moindre étincelle de discussions sérieuses, pourtant promises par le Conseil européen en juin, n'est venue éclairer ce brouillard européen. Même pas un débat sur l'opportunité de tenir un débat. Est-ce donc l'Europe ou la politique tout court qu'il faut partout réinventer?